Étrangère sous mon propre toit : Le récit d’Anne-Marie
— Tu pourrais au moins frapper avant d’entrer, maman !
La voix de Claire claque dans le couloir, sèche comme une gifle. Je reste figée sur le seuil de sa chambre, la main encore sur la poignée. Je voulais juste lui demander si elle voulait du thé. Mais dans ses yeux, je lis déjà l’agacement, la fatigue. Je me sens soudain minuscule, déplacée, comme une invitée indésirable dans la maison de ma propre fille.
Cela fait six mois que j’ai quitté notre appartement de Lyon, après la mort de Paul. Six mois que je vis ici, à Dijon, dans l’espoir de retrouver un peu de chaleur humaine, de ne pas sombrer dans la solitude qui me guettait chaque soir. Claire m’avait dit : « Viens maman, tu ne peux pas rester seule. » J’avais accepté, soulagée et pleine d’espoir. Mais aujourd’hui, je me demande si j’ai fait le bon choix.
Le matin, je me lève avant tout le monde. Je prépare le café, je range la vaisselle de la veille, je plie les vêtements oubliés sur le canapé. J’essaie de me rendre utile, de ne pas déranger. Mais chaque geste semble être une intrusion. Claire travaille beaucoup ; elle rentre tard, fatiguée, souvent irritable. Son mari, François, me salue poliment mais reste distant. Quant à mes petits-enfants, Lucie et Thomas, ils vivent dans un autre monde : celui des écrans et des amis qu’ils invitent à la maison sans même me regarder.
Un soir, alors que je dîne seule dans la cuisine — ils sont tous devant la télévision — j’entends Claire soupirer :
— Je ne sais pas combien de temps ça va durer comme ça…
François répond à voix basse :
— Elle a besoin de nous, mais c’est compliqué pour tout le monde.
Je serre ma fourchette si fort que mes doigts en tremblent. Je ne suis donc qu’un poids ? Un problème à gérer ?
Le lendemain matin, j’ose aborder Claire pendant qu’elle se maquille dans la salle de bain.
— Tu sais, si ma présence te dérange…
Elle lève les yeux au ciel :
— Maman, arrête ! Ce n’est pas ça… Mais tu pourrais essayer de sortir un peu, te faire des amis ici. Tu ne peux pas rester collée à nous tout le temps.
Je ravale mes larmes. À mon âge, comment se fait-on des amis ? Je ne connais personne à Dijon. Les voisins me saluent à peine. Au marché, les commerçants sont pressés. Je me sens invisible.
Un dimanche après-midi, je décide d’aller au parc. Je m’assieds sur un banc et regarde les enfants jouer. Une dame d’un certain âge s’installe près de moi. Elle s’appelle Madeleine. Nous parlons un peu : elle aussi vit chez sa fille depuis la mort de son mari. Elle me confie :
— On croit qu’on va retrouver une famille unie… mais parfois on se sent plus seule entourée que quand on était vraiment seule.
Ses mots résonnent en moi comme une vérité cruelle.
Les semaines passent. Je m’efface peu à peu. Je n’ose plus proposer d’aider en cuisine ou d’accompagner Claire au supermarché — elle préfère y aller seule. Un soir, alors que je monte me coucher, j’entends Lucie dire à sa mère :
— Mamie est bizarre… Elle ne parle jamais.
Claire répond :
— Elle est fatiguée, laisse-la tranquille.
Mais ce n’est pas la fatigue. C’est la peur d’être de trop.
Un jour, je reçois une lettre d’une ancienne amie de Lyon. Elle m’invite à venir passer quelques jours chez elle. J’hésite à en parler à Claire ; j’ai peur qu’elle y voie un reproche ou un abandon. Finalement, je me lance pendant le dîner :
— J’ai reçu une invitation de Monique… Peut-être que je pourrais aller la voir quelques jours ?
François sourit :
— Ça te ferait du bien !
Claire baisse les yeux sur son assiette et marmonne :
— Oui… bien sûr.
Je pars donc à Lyon pour une semaine. Là-bas, je retrouve un peu de moi-même : Monique et moi rions comme avant, nous parlons des souvenirs partagés avec Paul, des enfants petits… Je me sens revivre.
Quand je rentre à Dijon, l’accueil est tiède. Les enfants n’ont même pas remarqué mon absence. Claire me demande si j’ai passé un bon séjour mais ne cherche pas à en savoir plus.
Un soir d’automne, alors que la pluie tambourine contre les vitres et que la maison semble plus froide que jamais, je prends mon courage à deux mains et dis à Claire :
— Je crois qu’il est temps que je parte.
Elle me regarde avec étonnement :
— Mais pourquoi ? Tu n’es pas bien ici ?
Je sens mes yeux se remplir de larmes.
— Ce n’est pas chez moi… Je me sens comme une étrangère sous mon propre toit.
Claire ne répond rien. Le silence s’installe entre nous comme un mur infranchissable.
Quelques semaines plus tard, j’emménage dans un petit appartement en centre-ville grâce à l’aide sociale et à une association locale pour personnes âgées isolées. Ce n’est pas facile tous les jours — la solitude est toujours là — mais au moins c’est ma solitude à moi. J’apprends à apprivoiser ce nouveau quotidien : je vais au club du quartier, je participe aux ateliers de peinture, je retrouve peu à peu le goût des petites choses simples.
Parfois Claire m’appelle ; nos conversations sont brèves mais plus apaisées. Les enfants viennent me voir de temps en temps. Ce n’est pas la famille idéale dont j’avais rêvé après la mort de Paul… mais c’est ma réalité.
Aujourd’hui encore, je me demande : pourquoi est-ce si difficile d’être compris par ceux qu’on aime le plus ? Est-ce que d’autres mères ou pères vivent ce sentiment d’exil au sein même de leur famille ?