Entre Sœurs, Entre Fils : Le Poison de la Comparaison
« Tu vois, maman, Michael a eu 17 en maths, alors que Jackson n’a eu que 15. »
La voix de Karen résonne dans la cuisine, tranchante comme une lame. Je serre la tasse de café entre mes mains tremblantes, tentant de masquer le malaise qui m’envahit. Sarah, assise en face de sa sœur, esquisse un sourire crispé. Elle ne répond pas tout de suite. Je sens la tension monter, comme chaque fois qu’elles se retrouvent toutes les deux sous mon toit.
Je me demande souvent à quel moment tout cela a commencé. Peut-être était-ce ce jour où Karen est rentrée du collège en pleurs parce qu’elle n’avait pas été invitée à l’anniversaire d’une camarade, alors que Sarah, elle, était déjà entourée d’amies. Ou bien plus tard, quand Karen a raté son bac du premier coup et que Sarah l’a eu avec mention. Depuis toujours, Karen lutte. Sarah avance sans effort apparent. Et moi, je me débats avec la culpabilité de n’avoir su les rapprocher.
Aujourd’hui, ce sont leurs fils qui paient le prix de cette rivalité silencieuse. Michael et Jackson, cousins inséparables quand ils étaient petits, sont désormais les pions d’un jeu cruel qui les dépasse. Karen ne rate jamais une occasion de comparer les bulletins scolaires, les performances sportives ou même les anniversaires organisés. Sarah, elle, tente de garder la tête haute, mais je vois bien que cela la blesse.
« Tu sais, maman, Jackson a été sélectionné pour le concours d’éloquence du lycée », lance Sarah d’un ton faussement détaché.
Karen ricane : « Oui, mais Michael a gagné le tournoi d’échecs départemental. »
Je ferme les yeux un instant. Je voudrais crier, leur demander d’arrêter cette guerre absurde. Mais je reste muette. J’ai peur d’envenimer les choses, peur de perdre ce fragile équilibre qui maintient encore notre famille debout.
Le soir venu, alors que je débarrasse la table seule dans la cuisine plongée dans la pénombre, Michael s’approche timidement.
« Mamie… Tu crois que je suis meilleur que Jackson ? »
Son regard cherche le mien avec une détresse qui me brise le cœur. Je m’agenouille pour être à sa hauteur et caresse sa joue.
« Tu n’as pas à être meilleur que lui, mon chéri. Tu es toi, et c’est tout ce qui compte. »
Mais je sens qu’il ne me croit pas vraiment. Comment pourrait-il ? Sa mère lui répète sans cesse qu’il doit prouver sa valeur.
Quelques jours plus tard, c’est l’anniversaire de Jackson. Toute la famille est réunie dans le salon décoré de ballons bleus et blancs. Karen arrive en retard avec Michael, les bras chargés d’un énorme cadeau. Elle lance un regard appuyé à Sarah en déposant le paquet devant tout le monde.
« J’espère que ça lui plaira », dit-elle d’un ton triomphant.
Sarah force un sourire et remercie sa sœur du bout des lèvres. Mais je vois ses mains se crisper sur sa robe. Le malaise est palpable. Les enfants ouvrent les cadeaux sous les regards rivés des adultes. Quand Jackson découvre le dernier paquet – une console dernier cri – il pousse un cri de joie. Michael baisse les yeux, mal à l’aise.
Plus tard dans la soirée, alors que les enfants jouent dans la chambre et que les adultes discutent dans le salon, j’entends Karen murmurer à son mari :
« Tu as vu la tête de Sarah ? Elle ne pourra jamais offrir mieux… »
Je sens une boule se former dans ma gorge. Je me lève brusquement et sors sur le balcon pour respirer l’air frais de la nuit parisienne. Les lumières de la ville brillent au loin, indifférentes à mes tourments.
Je repense à mon propre passé avec ma sœur aînée, Hélène. Nous étions si proches… Pourquoi mes filles n’ont-elles pas su trouver ce lien ? Est-ce ma faute ? Ai-je trop valorisé les réussites de Sarah ? Pas assez encouragé Karen ?
Le lendemain matin, je décide d’inviter mes filles à déjeuner seules avec moi. Pas d’enfants, pas de conjoints. Juste nous trois.
« Il faut qu’on parle », dis-je d’une voix ferme dès qu’elles s’installent autour de la table du petit restaurant du quartier.
Karen croise les bras sur sa poitrine ; Sarah regarde par la fenêtre.
« Je ne supporte plus cette compétition entre vous… et maintenant entre vos fils », commence-je en retenant mes larmes. « Vous vous rendez compte du mal que vous vous faites ? Que vous faites à vos enfants ? »
Un silence pesant s’installe.
Sarah finit par murmurer : « J’ai toujours eu l’impression que tu préférais Karen… Parce qu’elle avait besoin de plus d’attention… »
Karen éclate : « C’est faux ! C’est toi qui as toujours tout eu facilement ! Les compliments, les amis… Moi j’ai dû me battre pour chaque petite victoire ! »
Je tends la main vers elles mais elles restent figées dans leur douleur.
« Je vous aime toutes les deux », dis-je d’une voix tremblante. « Mais je refuse de voir cette rivalité détruire notre famille… »
Elles ne répondent pas tout de suite. Le repas se termine dans un silence lourd. Mais ce soir-là, en rentrant chez moi, je reçois un message de Sarah :
« Merci d’avoir parlé aujourd’hui. Peut-être qu’on pourrait essayer… pour nos fils ? »
Je souris tristement devant mon téléphone. Le chemin sera long, mais peut-être pas impossible.
Parfois je me demande : comment briser ce cercle vicieux ? Est-ce que l’amour suffit pour réparer des années de jalousie et de non-dits ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?