Entre Quatre Murs Étrangers : Le Combat d’Élodie pour Sa Place
— Tu n’as rien à faire ici, Élodie. Ce n’est pas ta maison.
La voix de mon beau-père, Henri, résonne encore dans le couloir sombre, alors que je serre la poignée de la porte de la cuisine. Je retiens mes larmes, mais mes mains tremblent. Il est vingt heures, le dîner est prêt, mais personne ne descend. Depuis la mort de Gabrielle, tout s’est effondré. Je me sens étrangère dans cette grande maison bourgeoise de Tours, où chaque tableau, chaque rideau, chaque assiette me rappelle que je ne suis qu’une invitée tolérée.
Ma mère m’avait prévenue, assise à la table de notre petit appartement à Angers : « Élodie, vivre avec la famille de ton mari, ce n’est pas une vie. » Mais j’aimais Paul, et Gabrielle m’avait accueillie comme une fille. Elle était mon alliée, ma confidente. Depuis qu’elle est partie, il y a un an, je suis seule contre trois hommes : mon mari Paul, son frère Julien et leur père Henri.
— Tu comptes rester plantée là longtemps ?
Julien traverse le salon sans me regarder. Il claque la porte derrière lui. Paul, lui, s’enferme dans son bureau dès qu’il rentre du travail. Il ne parle plus. Il ne me touche plus. Parfois, je me demande s’il me voit encore.
Le soir où tout a basculé, c’était un dimanche pluvieux de novembre. Gabrielle venait de s’éteindre à l’hôpital après des mois de lutte contre le cancer. J’étais restée à son chevet jusqu’au bout. Henri n’était venu qu’une fois. Paul avait fui la douleur en se réfugiant dans le travail. Julien n’avait pas supporté de voir sa mère diminuée.
Après l’enterrement, la maison s’est refermée sur moi comme un piège. Les repas se faisaient en silence. Les regards étaient lourds de reproches muets. J’essayais de maintenir les habitudes de Gabrielle : les fleurs fraîches sur la table, les tartes aux pommes du dimanche… Mais rien n’y faisait.
Un soir, alors que je déposais une assiette devant Henri, il a repoussé la chaise violemment.
— Tu crois que tu peux remplacer ma femme ? Tu n’es rien ici !
J’ai reculé, choquée par sa violence. Paul n’a rien dit. Il a baissé les yeux. Ce silence m’a brisée plus que les mots d’Henri.
Les semaines ont passé. Je me suis accrochée à mes souvenirs heureux avec Gabrielle : nos promenades au marché, ses conseils pour apprivoiser les hommes de la maison, son rire qui réchauffait tout… Mais sa voix s’estompe chaque jour un peu plus.
Un matin, j’ai surpris une conversation entre Julien et Henri dans le jardin.
— Elle profite de nous, tu ne vois pas ? Elle attend que Paul hérite pour tout prendre.
— Elle n’a pas sa place ici. Gabrielle était trop gentille avec elle.
J’ai senti la colère monter en moi. Je n’ai jamais voulu autre chose que leur affection. Mais ils ne voient en moi qu’une étrangère.
J’ai tenté d’en parler à Paul.
— Paul, tu ne dis rien… Tu ne me défends jamais !
Il soupire sans lever les yeux de son ordinateur.
— Ce n’est pas le moment, Élodie. Laisse-moi tranquille.
J’ai hurlé intérieurement. Où est passé l’homme que j’ai aimé ? Celui qui me promettait monts et merveilles sous les platanes du jardin public ?
Un soir d’hiver, alors que je rentrais tard du travail — j’avais repris un poste à mi-temps dans une librairie pour retrouver un peu d’air — j’ai trouvé mes affaires entassées dans un carton devant la porte de notre chambre.
— C’est mieux comme ça, a dit Henri froidement. Tu devrais retourner chez ta mère.
Paul était là, debout derrière lui, les bras croisés. Il n’a pas bougé.
Je suis partie cette nuit-là sous la pluie battante, traînant ma valise sur les pavés luisants de la rue Nationale. J’ai pris le premier train pour Angers. Ma mère m’a accueillie sans un mot, juste une étreinte silencieuse qui valait tous les discours du monde.
Les mois suivants ont été difficiles. J’ai sombré dans une dépression sourde. Je me sentais coupable d’avoir échoué à m’intégrer dans cette famille, coupable d’avoir cru qu’on pouvait aimer assez fort pour être acceptée. Ma mère m’a soutenue comme elle a pu : « Tu as fait ce que tu pouvais, ma fille. Ce n’était pas ta faute. »
Petit à petit, j’ai repris goût à la vie. J’ai retrouvé un emploi stable à la médiathèque municipale. J’ai rencontré des gens bienveillants qui m’ont redonné confiance en moi. Mais chaque nuit, je repense à Gabrielle et à ce que j’ai perdu : une famille rêvée qui n’a jamais existé.
Aujourd’hui, un an après avoir quitté cette maison étrangère, je me demande : aurais-je dû écouter ma mère ? Peut-on vraiment trouver sa place dans une famille qui ne veut pas de vous ? Ou faut-il apprendre à se choisir soi-même avant tout ?
Et vous… qu’auriez-vous fait à ma place ?