Entre Devoir et Liberté : L’histoire de Camille, fille de famille française

« Camille, tu ne vas pas me laisser tomber, hein ? » La voix de ma mère résonne dans le combiné, tremblante, presque suppliante. Je regarde par la fenêtre de mon petit appartement à Lyon, la pluie battant contre les vitres, et je sens déjà la boule familière se former dans mon ventre. Encore une fois, elle a besoin d’argent. Encore une fois, je suis celle qui doit réparer, soutenir, donner. Je ferme les yeux un instant, cherchant la force de répondre.

« Maman… Tu sais que ce n’est pas facile pour moi non plus en ce moment. »

Un silence. Puis le soupir dramatique que je connais par cœur. « Tu as toujours été la plus forte, Camille. Ton frère ne peut rien faire, tu sais bien comment il est… Et moi, je n’ai personne d’autre. »

Je raccroche sans vraiment avoir dit oui, mais elle sait déjà que je vais céder. C’est toujours comme ça depuis le divorce de mes parents. Papa est parti refaire sa vie à Bordeaux avec une femme qui ne veut pas entendre parler de nous. Mon frère Julien a fui à Paris et ne répond plus aux appels. Il ne reste que moi, l’aînée, la « responsable », celle qui doit tout porter.

Ce soir-là, je m’effondre sur mon lit, les larmes aux yeux. J’ai trente-deux ans, un boulot précaire dans une librairie du centre-ville, un loyer trop cher et des rêves d’écriture que je repousse toujours à demain. Mais chaque fois que je commence à penser à moi, à ma vie, à mes envies… il y a cet appel. Cette urgence familiale qui me rappelle que je ne suis pas libre.

Le lendemain matin, je croise mon voisin, Monsieur Lefèvre, un vieux monsieur bourru mais gentil. Il me lance : « Vous avez l’air fatiguée, Camille. Tout va bien ? »

Je souris faiblement. « Oh, vous savez… Les histoires de famille. »

Il hoche la tête avec cette sagesse des anciens. « On ne choisit pas sa famille, mais on choisit ce qu’on en fait. »

Ses mots me hantent toute la journée. Dans la librairie, entre deux clients pressés et des cartons de nouveautés à ranger, je repense à ma mère. À ses sacrifices pour nous élever seule après le départ de papa. À ses colères aussi, ses manipulations parfois, sa façon de me faire sentir coupable dès que j’essaie de prendre un peu de distance.

Le soir venu, je retrouve mon amie Sophie au café du coin. Elle m’écoute sans juger alors que je déballe tout : la pression, la fatigue, la peur de dire non.

« Mais Camille, tu as le droit de penser à toi ! Ce n’est pas égoïste ! »

Je baisse les yeux sur ma tasse de thé fumant. « Si je ne l’aide pas… Qui le fera ? Elle n’a personne d’autre. »

Sophie pose sa main sur la mienne. « Et toi ? Qui pense à toi ? »

Cette question me poursuit toute la nuit. Je rêve que je cours dans une forêt sombre, poursuivie par des voix qui répètent : « Tu dois ! Tu dois ! » Je me réveille en sueur.

Quelques jours plus tard, ma mère débarque chez moi sans prévenir. Elle fouille du regard mon appartement modeste et soupire : « Tu pourrais avoir mieux si tu faisais un effort… »

Je sens la colère monter. « Maman, je fais ce que je peux ! Je ne peux pas tout porter toute seule ! »

Elle se met à pleurer bruyamment : « Après tout ce que j’ai fait pour toi… Tu me laisses tomber comme ton père ! »

Je sors sur le balcon pour respirer. Les voisins doivent entendre ses sanglots. J’ai honte et mal à la fois.

Le lendemain, au travail, je fais une erreur en caisse et mon patron me réprimande sèchement. Je sens que tout s’effondre autour de moi.

Le soir même, j’appelle Julien à Paris. Il décroche enfin.

« Julien… Il faut qu’on parle de maman. Je n’y arrive plus toute seule. »

Il soupire : « Camille… Je ne peux pas revenir là-dedans. J’ai mis des années à m’en sortir… »

Je sens les larmes monter mais je me retiens. « Et moi alors ? Je n’ai pas le droit d’en sortir ? »

Un silence gênant s’installe.

Les semaines passent et la situation empire : ma mère dépense sans compter et m’appelle pour chaque facture impayée ; mon patron menace de réduire mes heures ; mes amis s’éloignent car je ne suis jamais disponible.

Un soir d’hiver glacial, alors que je rentre chez moi après une longue journée, je m’arrête devant la vitrine d’une agence de voyages. Une affiche montre une plage en Corse avec écrit : « Osez partir ». Je reste là longtemps à regarder cette image de liberté inaccessible.

Chez moi, j’ouvre enfin mon carnet d’écriture et j’écris tout ce que j’ai sur le cœur : la colère, la tristesse, l’épuisement… Mais aussi ce désir brûlant d’exister pour moi-même.

Quelques jours plus tard, lors d’un nouveau coup de fil où ma mère réclame encore de l’aide, je prends une grande inspiration.

« Maman… Je t’aime mais je ne peux plus continuer comme ça. J’ai besoin de penser à moi aussi. »

Elle crie, elle pleure, elle menace même de ne plus jamais me parler. Mais cette fois-ci, je tiens bon.

C’est dur. Très dur. Mais peu à peu, je sens un poids s’alléger sur mes épaules.

Aujourd’hui encore, je doute parfois : ai-je été une mauvaise fille ? Aurais-je dû continuer à tout sacrifier ? Mais en regardant mon reflet dans la vitre du métro lyonnais, je me demande : n’avons-nous pas tous le droit d’être heureux ? Jusqu’où doit-on aller pour ceux qu’on aime sans se perdre soi-même ?