Entre Devoir et Culpabilité : Mon Père, la Maison de Retraite et le Jugement de Ma Famille

« Tu n’as pas honte ? » La voix de ma sœur résonne encore dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je serre la tasse de café entre mes mains tremblantes, incapable de soutenir son regard. Autour de la table, le silence est lourd ; même Maman détourne les yeux. Je sens la colère monter en moi, mais aussi cette vieille culpabilité qui me ronge depuis des semaines.

Papa n’est plus le même depuis son AVC. Il ne reconnaît plus la maison où il a vécu quarante ans, il confond mes enfants avec ceux du voisin, il s’égare dans les rues du quartier. J’ai tout essayé : les aides à domicile, les visites quotidiennes, les repas préparés à l’avance… Mais chaque soir, je m’effondrais d’épuisement, incapable d’être à la fois une mère, une épouse et une fille dévouée. Quand le médecin a parlé de placement en EHPAD, j’ai pleuré toute la nuit. Mais au fond de moi, je savais que c’était la seule solution.

« Tu l’as abandonné ! » s’écrie mon frère Julien, les poings serrés sur la table. « Tu aurais pu faire plus ! »

Je voudrais lui hurler qu’il n’est jamais là, qu’il vit à Lyon et ne vient qu’aux anniversaires. Que c’est moi qui ai porté Papa sur mon dos pour l’emmener aux toilettes, moi qui ai nettoyé ses draps souillés, moi qui ai vu son regard se vider peu à peu. Mais je me tais. Je n’ai plus la force de me battre.

Le lendemain, je vais voir Papa à la maison de retraite Les Jardins du Parc. Il est assis près de la fenêtre, le regard perdu sur les arbres en fleurs. Quand il me voit, il sourit faiblement :

— Bonjour, mademoiselle… Vous venez pour le loto ?

Mon cœur se serre. Je m’assois à côté de lui et lui prends la main. Il sent la lavande et le savon bon marché. Je lui parle des enfants, du temps qu’il fait dehors, mais il ne m’écoute pas vraiment. Parfois, il me regarde intensément et murmure :

— Tu ressembles à ma fille… Elle me manque.

Je retiens mes larmes. Je suis là, Papa. Je suis ta fille.

Le personnel est gentil, mais débordé. Une aide-soignante passe en courant :

— Excusez-moi, madame Martin, on manque de bras aujourd’hui…

Je vois bien que tout n’est pas parfait ici. Mais au moins il est en sécurité. Il mange chaud, il prend ses médicaments à l’heure. Est-ce vraiment si mal ?

Le soir, je rentre chez moi et trouve un message vocal de Maman :

— Ta tante Sylvie dit que tu aurais dû garder ton père à la maison… Dans notre famille, on ne fait pas ça.

Je m’effondre sur le canapé. Pourquoi est-ce toujours aux femmes de tout porter ? Pourquoi personne ne comprend que je n’en pouvais plus ?

Quelques jours plus tard, réunion de famille improvisée chez Maman. Ma sœur Élodie a convoqué tout le monde :

— On doit parler de Papa.

Les reproches fusent. Chacun y va de son commentaire :

— Tu aurais pu embaucher une aide supplémentaire !
— On aurait pu faire un roulement !
— Tu as pris la décision toute seule !

Je craque :

— Où étiez-vous quand j’appelais à l’aide ? Où étiez-vous quand Papa hurlait la nuit ? Où étiez-vous quand j’ai failli perdre mon travail parce que je devais partir plus tôt tous les jours ?

Un silence gênant s’installe. Julien baisse les yeux. Élodie soupire :

— On ne voulait pas te laisser tomber… On ne savait pas que c’était si dur.

Je sens les larmes couler sur mes joues. Enfin, ils comprennent un peu.

Les semaines passent. La colère s’apaise doucement dans la famille, mais la culpabilité reste tapie dans un coin de mon cœur. Je continue d’aller voir Papa chaque semaine. Parfois il me reconnaît, parfois non. Un jour, alors que je pars, il me serre fort la main :

— Merci d’être venue… Tu es gentille.

Je souris tristement. Est-ce suffisant ? Ai-je fait le bon choix ?

Parfois je me demande : qu’auriez-vous fait à ma place ? Est-ce qu’on a le droit de penser à soi quand on aime quelqu’un au point de s’oublier ?