Entre Deux Portes : L’intrusion de Madame Lefèvre

— Camille, tu as du sucre ?

Je sursaute. Il est 19h30, je viens à peine de poser la casserole sur le feu. La voix de Madame Lefèvre résonne dans le couloir, suivie du claquement sec de la porte d’entrée qu’elle laisse toujours entrouverte derrière elle. Je serre les dents. Encore une fois. Elle n’attend jamais qu’on l’invite.

Je me tourne vers Paul, mon fils de huit ans, qui me lance un regard mi-amusé, mi-excédé. Il sait ce que cela signifie : la soirée va être interrompue, notre dîner retardé, et je vais devoir jouer à la bonne voisine alors que je rêve de tranquillité.

— Oui, bien sûr, entrez…

Elle s’installe déjà dans la cuisine, posant son sac sur la table comme si elle était chez elle. Elle me raconte qu’elle a oublié d’acheter du sucre, que son gâteau ne lèvera jamais sans, et que décidément, « on n’a jamais trop de voisins serviables ». J’acquiesce en silence, lui tends le paquet. Elle ne remarque pas ma lassitude.

Ce manège dure depuis six mois. Depuis que Madame Lefèvre a emménagé avec sa fille Lucie, Paul et elle sont devenus inséparables. Ils jouent ensemble dans la cour, font leurs devoirs côte à côte. Au début, j’étais ravie : Paul avait enfin une amie dans l’immeuble. Mais très vite, les visites de Madame Lefèvre se sont multipliées : une fois pour du lait, une autre pour un tournevis, puis pour garder Lucie « juste une petite heure » qui se transforme en trois.

Un soir, alors que je m’apprête à coucher Paul, elle frappe à nouveau. Cette fois-ci, c’est pour demander si je peux lui prêter mon sèche-cheveux — le sien est tombé en panne. Je sens la colère monter. Je voudrais lui dire non, mais je pense à Paul et Lucie. Je pense à cette amitié fragile qui pourrait se briser si j’ose mettre des limites.

— Camille, tu es trop gentille, souffle ma mère au téléphone quand je lui raconte tout ça. Tu dois apprendre à dire non !

Mais comment dire non sans passer pour la méchante ? Comment expliquer à Paul que parfois, il faut savoir protéger notre espace sans blesser ceux qu’on aime ?

Un dimanche matin, alors que je savoure enfin un café en pyjama devant la fenêtre ouverte, j’entends la sonnette retentir. Mon cœur se serre. Je sais déjà qui c’est. Je décide de ne pas répondre tout de suite. J’écoute le silence après la deuxième sonnerie. Puis la troisième. Finalement, Paul accourt :

— Maman ! C’est Lucie et sa maman ! Elles veulent savoir si on peut venir déjeuner chez nous…

Je ferme les yeux. J’ai envie de crier. Mais je vois le regard suppliant de mon fils. Je cède encore.

À table, Madame Lefèvre parle fort, rit trop fort, critique le syndic et la voisine du dessus. Elle me demande si je peux garder Lucie mercredi prochain parce qu’elle a un rendez-vous important. Je sens que ma patience s’effrite.

Le soir venu, après leur départ, Paul me demande :

— Maman, tu n’aimes pas Madame Lefèvre ?

Je suis prise au dépourvu.

— Ce n’est pas ça… C’est juste que parfois, j’aimerais qu’on soit un peu tranquilles tous les deux.

Il baisse les yeux.

— Mais Lucie est ma meilleure amie…

Je me sens coupable. Ai-je le droit de refuser cette amitié à mon fils sous prétexte que sa mère m’envahit ?

Les semaines passent et la situation empire. Un soir d’orage, alors que Paul est chez son père pour le week-end, Madame Lefèvre débarque en larmes : elle s’est disputée avec sa sœur au téléphone et ne veut pas rester seule. Elle s’installe sur mon canapé sans même attendre que je l’invite. Je me retrouve à la consoler alors que je rêve simplement d’un moment de solitude.

C’en est trop. Le lendemain matin, je prends mon courage à deux mains et frappe à sa porte.

— Madame Lefèvre… Il faut qu’on parle.

Elle me regarde surprise.

— Je vous écoute Camille.

Ma voix tremble un peu.

— J’apprécie beaucoup que nos enfants soient amis… Mais j’ai besoin de plus d’intimité chez moi. J’aimerais qu’on se prévienne avant de venir… Et parfois… j’aimerais juste être seule avec Paul.

Un silence gênant s’installe. Elle rougit légèrement.

— Oh… Je ne voulais pas vous déranger… Je pensais juste qu’on était devenues amies…

Je sens sa déception et cela me brise le cœur.

— On peut être amies… mais chacun a besoin d’espace parfois.

Elle acquiesce timidement.

Depuis ce jour-là, les visites se sont espacées. Paul et Lucie continuent de jouer ensemble mais désormais, Madame Lefèvre m’envoie un SMS avant de passer. Parfois je culpabilise encore — ai-je été trop dure ? Mais j’ai retrouvé une sérénité précieuse avec mon fils.

Parfois je me demande : pourquoi est-ce si difficile de poser des limites ? Est-ce égoïste de vouloir préserver son intimité quand on vit en communauté ? Et vous… comment auriez-vous réagi à ma place ?