Entre Deux Murs : La Visite Qui a Tout Fait Basculer

— Tu sais, Marie, dans ma famille, on ne laisse jamais la vaisselle traîner aussi longtemps.

La voix d’Olga résonne dans la cuisine, froide et tranchante comme un couteau. Je serre la tasse de café entre mes mains, tentant de masquer le tremblement de mes doigts. Paul, mon mari, est assis à côté de moi, les yeux rivés sur son téléphone, feignant de ne rien entendre. Mais je sens son malaise, palpable, comme une brume épaisse qui s’infiltre entre les murs de notre petit appartement lyonnais.

Je me force à sourire. — Je comptais la faire après le café, Olga.

Elle hausse les épaules, l’air de dire que ce n’est pas suffisant. Depuis qu’elle est arrivée hier soir, tout est sujet à critique : la façon dont je range les courses, la manière dont je parle à Paul, même la couleur des rideaux. Je me sens étrangère chez moi.

Paul ne dit rien. Il ne dit jamais rien quand sa mère est là. Il devient l’ombre de lui-même, l’enfant docile qui craint de décevoir. Moi, je me débats avec l’impression d’être jugée à chaque geste.

— Tu sais, dans le temps, Paul aimait les tartes aux pommes maison. Tu n’en fais jamais ?

Je sens la colère monter. Je voudrais lui répondre que je travaille à plein temps, que je fais déjà tout pour que cette maison soit un foyer chaleureux. Mais je ravale mes mots. Ce n’est pas le moment. Pas devant Paul.

Après le déjeuner, alors qu’Olga s’installe devant la télévision pour regarder son feuilleton préféré, je m’effondre dans la salle de bains. Les larmes coulent sans bruit. Je me demande comment j’ai pu en arriver là : à redouter chaque visite, à craindre chaque mot prononcé dans MON salon.

Le soir venu, Paul me rejoint dans la chambre.

— Tu pourrais faire un effort, Marie. Elle ne reste que quelques jours.

Je me retourne vers lui, incrédule.

— Un effort ? Et moi ? Tu crois que c’est facile d’être jugée sur tout ?

Il soupire, fatigué. — C’est ma mère…

— Et moi ? Je suis ta femme !

Le silence s’installe. Un silence lourd, chargé de tout ce qu’on ne se dit plus depuis des mois. Depuis que Paul a perdu son emploi et que sa mère a commencé à venir plus souvent « pour aider ».

Le lendemain matin, Olga décide de préparer le petit-déjeuner. Elle envahit la cuisine, déplace mes affaires sans demander. Je sens mon espace vital se réduire à vue d’œil.

— Marie, tu pourrais mettre la table au lieu de rester là ?

Je m’exécute en silence. Paul entre dans la pièce et embrasse sa mère sur la joue. Je me sens invisible.

Plus tard dans la journée, alors que Paul est sorti faire des courses, Olga s’approche de moi.

— Tu sais, Marie… Je ne veux pas te blesser. Mais tu n’es pas vraiment faite pour Paul. Il a besoin d’une femme qui sache tenir une maison.

Je reste figée. Les mots me frappent en plein cœur.

— Vous croyez vraiment ça ?

Elle me regarde droit dans les yeux. — Je le sais.

Je sens quelque chose se briser en moi. Toute ma vie, j’ai essayé de plaire aux autres : à mes parents, à mes professeurs, à Paul… Et maintenant à sa mère ? Non. Pas cette fois.

Quand Paul rentre, je l’attends dans le salon.

— Il faut qu’on parle.

Il s’assied en face de moi, inquiet.

— Ta mère m’a dit que je n’étais pas faite pour toi.

Il blêmit. — Elle a dit ça ?

— Oui. Et toi ? Tu le penses aussi ?

Il hésite. — Non… Mais tu sais comment elle est…

— Justement ! J’en ai assez de devoir toujours m’adapter à elle ! C’est notre vie ici, pas la sienne !

Paul baisse les yeux. — Je ne veux pas choisir entre vous deux…

— Mais tu dois le faire !

Les jours suivants sont tendus. Olga sent que quelque chose a changé. Elle devient plus distante avec moi, plus possessive avec Paul. Je me surprends à compter les heures avant son départ.

Le dernier soir, alors qu’elle fait sa valise dans la chambre d’amis, je frappe doucement à la porte.

— Olga…

Elle se retourne, méfiante.

— Je voulais vous dire… Je comprends que vous aimiez votre fils. Mais moi aussi je l’aime. Et j’aimerais qu’on trouve un moyen de coexister sans nous détruire mutuellement.

Elle me regarde longuement sans répondre. Puis elle hoche la tête et termine sa valise en silence.

Quand elle part le lendemain matin, Paul et moi restons seuls dans l’appartement silencieux. Il s’approche de moi et prend ma main.

— Je suis désolé…

Je ferme les yeux. — Moi aussi… Mais il va falloir qu’on parle sérieusement de notre avenir.

Depuis cette visite, rien n’est plus pareil entre nous. Nous avons commencé une thérapie de couple ; Paul essaie d’imposer des limites à sa mère. Ce n’est pas facile tous les jours. Mais pour la première fois depuis longtemps, j’ai l’impression d’exister vraiment dans mon propre foyer.

Parfois je me demande : combien de femmes vivent dans l’ombre d’une belle-mère trop présente ? Combien osent dire stop avant qu’il ne soit trop tard ?