Entre deux foyers : Quand mes affaires deviennent celles des autres

« Claire, tu pourrais nous prêter la poussette pour le week-end ? » La voix de ma sœur résonne dans l’entrée, tranchante, impatiente. Je serre les dents. Encore une fois. Je regarde la poussette, celle que j’ai choisie avec soin pour Léa, ma fille de deux ans. Elle est là, contre le mur, témoin silencieux de mes compromis. J’hésite. Si je dis non, ce sera un drame. Si je dis oui, je me sens dépossédée, comme à chaque fois.

Depuis la naissance de Léa, mon appartement à Lyon est devenu une sorte de libre-service familial. Ma mère passe prendre des casseroles « parce qu’elles sont plus pratiques que les siennes », mon frère repart avec la perceuse « juste pour quelques jours », et ma sœur s’approprie les vêtements de bébé sous prétexte que « ça ne sert à rien de les laisser dormir dans un placard ». Je me sens envahie, effacée. Mon mari, Julien, hausse les épaules : « Ce n’est pas grave, c’est la famille. » Mais moi, je sens une colère sourde monter en moi.

Un soir, alors que je range la chambre de Léa, je remarque qu’il manque sa peluche préférée. Je fouille partout, affolée. Ma mère m’appelle : « Oh, tu sais, j’ai pris le doudou pour ta nièce qui avait du mal à dormir… » Je reste sans voix. Comment expliquer à Léa que son doudou n’est plus là ? Elle pleure toute la nuit. Je me sens coupable, impuissante.

Le lendemain matin, au petit-déjeuner, Julien lit son journal. Je lui lance : « Tu trouves ça normal que tout le monde se serve chez nous ? » Il hausse les épaules : « Ils rendent toujours tout… un jour ou l’autre. » Mais ce n’est pas vrai. Certaines affaires ne reviennent jamais. Et même quand elles reviennent, elles portent l’odeur d’une autre maison, d’autres souvenirs.

Je repense à mon enfance à Villeurbanne. Chez nous, tout était partagé : les jouets passaient de main en main entre cousins, les vêtements circulaient d’une sœur à l’autre. Mais aujourd’hui, ce n’est plus pareil. Ce n’est pas seulement du partage ; c’est une prise de possession silencieuse. Je ne sais plus où commence ma générosité et où finit mon identité.

Un dimanche midi, toute la famille est réunie autour d’un gratin dauphinois chez mes parents. Ma sœur lance : « Claire, tu pourrais me prêter ton robot pâtissier ? J’ai un anniversaire à préparer. » Je sens tous les regards se tourner vers moi. Mon père sourit : « Tu as toujours été la plus organisée, tu as tout ce qu’il faut ! » Je ravale mes larmes. J’aimerais crier : « Et moi ? Qui pense à moi ? »

Après le repas, je m’isole sur le balcon avec ma mère. Je tente d’expliquer : « J’ai besoin que mes affaires restent chez moi… J’ai l’impression qu’on ne respecte pas mon espace. » Elle soupire : « Tu exagères un peu… On est une famille soudée, on partage tout ! » Mais ce n’est pas du partage quand on ne me demande pas vraiment mon avis.

Le soir venu, Léa me demande où est sa robe préférée. Je réalise que ma sœur l’a prise pour sa fille sans même me prévenir. Léa pleure encore. Je sens la colère monter en moi comme une vague noire.

Quelques jours plus tard, je décide d’agir. J’envoie un message sur le groupe familial :

« Bonjour à tous. J’aimerais qu’on parle ensemble des affaires qu’on se prête ou qu’on prend chez moi. J’ai besoin que mes objets restent ici sauf si je propose moi-même de les prêter. Merci de comprendre que c’est important pour moi et pour Léa. »

Silence radio pendant deux jours. Puis ma sœur répond sèchement : « Tu deviens égoïste ou quoi ? On a toujours fait comme ça ! » Mon frère ajoute : « Franchement Claire, c’est pas grave… »

Je me sens seule face à leur incompréhension. Julien me soutient timidement : « Tu as raison… mais tu sais comment ils sont… »

Le week-end suivant, je refuse poliment de prêter la poussette. Ma sœur claque la porte en partant. Ma mère m’appelle le soir : « Tu vas finir par te fâcher avec tout le monde pour des broutilles ! »

Mais pour moi, ce ne sont pas des broutilles. C’est mon quotidien, mon espace vital, ma façon de protéger Léa et notre petit cocon.

Les semaines passent. Les visites familiales se font plus rares. Je culpabilise parfois ; j’ai peur d’avoir brisé quelque chose d’irréparable. Mais je retrouve aussi une forme de paix chez moi.

Un soir d’automne, alors que je borde Léa dans son lit et qu’elle serre fort son doudou retrouvé, elle me chuchote : « Maman, ici c’est chez nous ? »

Je souris tristement et lui réponds : « Oui mon cœur, ici c’est chez nous… »

Est-ce mal de vouloir protéger son espace et ses souvenirs ? Où finit la solidarité familiale et où commence le respect de soi-même ? Qu’en pensez-vous ?