Entre Deux Feux : Confessions d’une Belle-Mère Française

— Tu épluches encore des kilos de pommes de terre, Hélène ? Tu comptes nourrir tout l’immeuble ?

La voix de ma voisine, Françoise, me tire de mes pensées. Je sursaute, la main crispée sur mon économe. La vapeur s’élève de la marmite, emplissant la cuisine d’une odeur familière de pot-au-feu. Je soupire, lasse.

— C’est pour Paul. Il passe ce soir. Tu sais bien… Camille ne sait même pas faire bouillir de l’eau. Il maigrit à vue d’œil.

Françoise hausse les épaules, un sourire en coin.

— Tu exagères, Hélène. Les jeunes ne mangent plus comme nous. Et puis, c’est leur vie maintenant.

Je détourne les yeux. Leur vie. Mais Paul reste mon fils. Depuis qu’il a épousé Camille, j’ai l’impression de le perdre un peu plus chaque jour. Elle est gentille, Camille, mais elle ne sait rien faire ! La première fois que je suis venue dîner chez eux, elle a servi des lasagnes surgelées. Paul n’a rien dit, mais j’ai vu son regard : il était déçu.

Je me souviens encore du dimanche où tout a basculé. Nous étions tous réunis chez moi. J’avais passé la matinée à préparer un gratin dauphinois et un poulet fermier. Camille est arrivée avec un sac en papier : « J’ai apporté des macarons de la boulangerie ! »

Paul a souri poliment, mais je savais qu’il aurait préféré mon clafoutis aux cerises. Après le repas, alors que je débarrassais la table, j’ai surpris une conversation dans le couloir.

— Maman se donne trop de mal, tu sais…
— Elle aime ça, Paul. Et puis, moi, je ne sais pas cuisiner comme elle.
— Tu pourrais essayer…

Le ton était doux, mais j’ai senti une fissure. Depuis ce jour-là, j’ai commencé à préparer des plats pour Paul chaque semaine. Je les mets dans des boîtes hermétiques, il passe les prendre en sortant du travail.

Mais ce soir-là, alors que je rangeais les pommes de terre dans la cocotte, Camille a débarqué à l’improviste.

— Bonjour Hélène ! Je venais justement te demander une recette…

Je l’ai regardée, surprise. Elle semblait nerveuse, triturant la lanière de son sac.

— Je voudrais apprendre à faire ta soupe aux poireaux. Paul adore ça.

Un silence gênant s’est installé. J’ai senti mon cœur se serrer : et si elle essayait de m’évincer ?

— Tu veux apprendre… pour Paul ?
— Oui… et pour moi aussi. J’aimerais qu’on partage ça.

J’ai hésité. Une part de moi voulait refuser, garder ce lien unique avec mon fils. Mais son regard sincère m’a désarmée.

Nous avons cuisiné ensemble ce soir-là. Camille a coupé les légumes maladroitement, s’est brûlée avec la vapeur, mais n’a pas abandonné. J’ai vu dans ses gestes une volonté d’apprendre, et peut-être aussi un désir de me plaire.

Plus tard, alors que la soupe mijotait, elle m’a confié :

— Je sais que tu penses que je ne suis pas à la hauteur pour Paul… Mais j’essaie vraiment. Chez moi, on commandait toujours à manger ; ma mère travaillait tard et on n’avait jamais le temps de cuisiner ensemble.

J’ai senti une pointe de honte me traverser. Avais-je été trop dure ? Trop possessive ?

Paul est arrivé plus tard dans la soirée. Il a embrassé Camille et moi sur la joue, puis a humé l’air :

— Ça sent comme quand j’étais petit !

Camille lui a servi une assiette fumante. Il a goûté et souri :

— C’est délicieux !

Elle a rougi de fierté. Moi aussi.

Mais le lendemain matin, tout a éclaté. Paul m’a appelée :

— Maman, il faut qu’on parle.

Il est venu seul. Je l’attendais dans la cuisine, les mains tremblantes.

— Maman… Je t’aime beaucoup, tu le sais. Mais il faut que tu nous laisses vivre notre vie à Camille et moi. J’apprécie tout ce que tu fais… mais parfois j’ai l’impression d’être encore un enfant.

J’ai senti les larmes monter.

— Je voulais juste t’aider… Je ne veux pas te perdre.

Il m’a pris la main :

— Tu ne me perdras jamais. Mais il faut que tu fasses confiance à Camille… et à moi aussi.

Il est parti en me laissant seule avec mes casseroles et mes souvenirs.

Depuis ce jour-là, j’essaie de prendre du recul. Je cuisine moins pour Paul ; parfois c’est lui qui m’invite chez eux et Camille prépare un plat — pas toujours réussi, mais fait avec amour.

Parfois je me demande : ai-je trop voulu protéger mon fils ? Où est la limite entre l’amour maternel et l’ingérence ? Est-ce que d’autres mères ressentent cette même peur de voir leur enfant s’éloigner ?