Dix ans de rêves : Notre fils et la proposition qui a tout bouleversé
« Maman, Papa, il faut qu’on parle. »
La voix de Julien résonne dans la cuisine, tranchante, presque étrangère. Je serre la tasse de café entre mes mains, le regard fixé sur les carreaux bleus que j’ai choisis il y a des années, persuadée qu’ils seraient le cœur de notre maison. Luc, mon mari, relève la tête de son journal, son front se plisse. Dix ans que nous bâtissons cette maison sur les hauteurs d’Apt, dix ans de sacrifices, de week-ends à poser des pierres, à choisir chaque détail. Dix ans à rêver d’y voir grandir nos petits-enfants.
Julien, notre unique fils, est parti à Paris après le bac. Il y a trouvé un poste d’ingénieur, une compagne, une vie trépidante. Nous l’avons vu revenir pour les fêtes, toujours pressé, toujours un peu ailleurs. Mais aujourd’hui, il est là, devant nous, les yeux brillants d’une détermination nouvelle.
« J’ai une proposition à vous faire… »
Le silence s’installe. Je sens déjà que rien ne sera plus comme avant. Luc pose sa main sur la mienne, comme pour m’ancrer dans le présent.
Julien inspire profondément : « Avec Camille, on voudrait s’installer ici. Mais… pas dans cette maison. On voudrait construire quelque chose de plus moderne, plus écologique. On a trouvé des investisseurs, on pourrait transformer le terrain en éco-hameau. Il faudrait vendre la maison… »
Je reste sans voix. Vendre la maison ? Notre maison ? Celle que j’ai imaginée pierre après pierre ?
Luc se lève brusquement : « Tu plaisantes ? Tu veux qu’on vende tout ce qu’on a construit pour… pour un projet à la mode ? »
Julien ne cille pas : « Papa, c’est l’avenir. Les jeunes veulent autre chose. Et puis, vous pourriez voyager, profiter… »
Je sens la colère monter en moi, mais aussi une tristesse immense. J’ai tout donné pour cette maison : mes économies, mes rêves, mes années de jeunesse. J’ai renoncé à des vacances, à des sorties avec mes amies pour poser du carrelage ou peindre des volets. J’ai imaginé chaque pièce comme un cocon où accueillir ma famille.
« Julien… » Ma voix tremble. « Tu sais ce que cette maison représente pour nous ? »
Il baisse les yeux : « Je sais, Maman. Mais ce n’est pas mon rêve. »
La nuit suivante, je ne dors pas. Je repense à tout : aux étés passés à suer sous le soleil provençal, aux disputes avec Luc sur la couleur des tuiles, aux rires de Julien enfant courant dans le jardin encore en friche. Je me demande si j’ai bâti cette maison pour moi ou pour lui.
Les jours passent et la tension s’installe. Luc refuse d’en parler ; il passe ses journées dans le potager ou au café du village. Moi, je tourne en rond dans la maison, chaque objet me rappelant un souvenir.
Un soir, Camille vient dîner. Elle est douce, attentive. Elle parle du projet avec passion : « On pourrait créer un lieu intergénérationnel, accueillir des familles, des retraités… Ce serait magnifique ! »
Je sens l’enthousiasme dans sa voix mais aussi une distance : ce n’est pas notre rêve à nous.
Après leur départ, Luc explose : « Ils veulent tout balayer ! Dix ans de notre vie ! Et pour quoi ? Pour des inconnus qui viendront s’installer ici ? »
Je tente de le calmer : « C’est leur génération… Ils voient les choses autrement. Peut-être qu’on devrait écouter… »
Mais au fond de moi, je suis déchirée. Comment choisir entre mon fils et mon rêve ? Entre l’avenir et le passé ?
Les semaines passent et Julien insiste : « On a besoin d’une réponse… Les investisseurs attendent. »
Je sens la pression monter. Le village commence à parler : « Tu as entendu ? Les Martin vont vendre ! » Certains nous jugent, d’autres nous envient.
Un dimanche matin, je me retrouve seule dans le salon baigné de lumière. Je regarde les murs que j’ai peints de mes mains tremblantes après une dispute avec Luc. Je repense à ma mère qui me disait toujours : « Le vrai foyer, c’est là où sont ceux qu’on aime. »
Mais si ceux qu’on aime veulent partir ? Si leur rêve n’est plus le nôtre ?
Finalement, Luc et moi décidons d’organiser un grand repas de famille. Nous invitons Julien et Camille, mais aussi nos amis du village. Autour de la table dressée sous le figuier centenaire, les discussions vont bon train.
Julien explique son projet devant tout le monde : « On veut créer un lieu ouvert, vivant… Un endroit où chacun trouvera sa place. »
Luc se lève alors : « Et nous ? Où est notre place dans tout ça ? »
Un silence gênant s’installe.
Je prends la parole : « Peut-être qu’il faut apprendre à lâcher prise… Peut-être que notre rôle maintenant est d’accompagner leurs rêves comme ils ont accompagné les nôtres… »
Les larmes me montent aux yeux. Je regarde Julien : il me sourit timidement.
Après ce repas, rien n’est décidé mais quelque chose a changé en moi. Je comprends que le foyer n’est pas seulement un lieu mais un lien fragile entre les générations.
Aujourd’hui encore je me demande : ai-je eu raison d’envisager de vendre ce que j’ai mis dix ans à construire ? Peut-on vraiment transmettre un rêve ou doit-on accepter qu’il se transforme ? Qu’en pensez-vous ?