Des cadeaux dorés pour mon fils, mais il ne peut pas les emporter : « Viens jouer ici »
— Non, Lucas, tu ne peux pas prendre le robot à la maison. Il reste ici, chez papi et mamie.
La voix de ma belle-mère résonne dans l’immense salon baigné de lumière. Mon fils serre le jouet contre lui, les yeux brillants d’espoir. Je sens déjà la boule se former dans ma gorge. Encore une fois, il va falloir expliquer l’inexplicable à un enfant de cinq ans.
Je m’appelle Émilie. J’ai trente-deux ans, je vis à Nantes avec mon mari, Julien, et notre fils Lucas. Nous avons un petit appartement dans un quartier populaire, un crédit sur le dos, et chaque mois ressemble à une course d’obstacles pour finir sans découvert. Mes beaux-parents, eux, vivent dans une maison qui ressemble à celles des magazines : piscine chauffée, cuisine dernier cri, trois voitures dans l’allée. Ils possèdent même deux autres appartements qu’ils louent à des étudiants. Mon beau-père, Bernard, travaille encore comme cadre supérieur dans une grande entreprise d’assurance ; ma belle-mère, Françoise, touche une retraite dorée de l’Éducation nationale.
Tous les mercredis, c’est le même rituel : nous déposons Lucas chez eux pour la journée. Et chaque fois, je découvre de nouveaux jouets rutilants : circuit électrique géant, peluche interactive, console dernier cri… Mais tout doit rester là. « Comme ça il aura toujours envie de venir », glisse Françoise avec un sourire entendu. Je serre les dents. Lucas ne comprend pas. Il pleure parfois en quittant la maison, suppliant d’emporter ne serait-ce qu’une petite voiture.
— Pourquoi je peux pas ? demande-t-il encore aujourd’hui.
Je m’accroupis à sa hauteur.
— Parce que ce sont des cadeaux pour quand tu viens ici, mon cœur.
Mais comment lui expliquer que chez nous, il n’aura jamais tout ça ? Que son père et moi devons compter chaque euro ? Que les cadeaux de Noël sont achetés en plusieurs fois sur Vinted ou Le Bon Coin ?
Un jour, j’ai osé en parler à Julien.
— Tu trouves ça normal que tes parents offrent tout ça à Lucas mais qu’il n’ait rien le reste du temps ?
Il a haussé les épaules.
— Ils font ce qu’ils veulent avec leur argent… Et puis Lucas est content d’aller chez eux.
Mais moi, je vois autre chose : la différence qui s’installe doucement entre deux mondes. Chez nous, Lucas joue avec ses Playmobil usés et ses livres trouvés en brocante. Chez ses grands-parents, il devient le prince d’un royaume doré où tout est permis… sauf ramener un peu de magie à la maison.
La semaine dernière, j’ai craqué. J’ai demandé à Françoise si Lucas pouvait emporter un puzzle qu’il adorait.
— Oh non, Émilie ! Sinon il n’aura plus rien à faire ici !
J’ai senti la colère monter.
— Mais il n’a presque rien chez nous…
Elle a souri poliment.
— Vous savez bien que c’est temporaire. Quand Julien aura une promotion…
J’ai eu envie de hurler. Comme si notre situation était une honte passagère ! Comme si nous étions responsables d’être nés du mauvais côté !
Le soir même, j’ai pleuré dans la cuisine. Julien m’a prise dans ses bras.
— On ne pourra jamais rivaliser avec eux…
— Ce n’est pas une question d’argent ! C’est une question de respect !
Depuis ce jour-là, j’évite les discussions avec Françoise. Je me sens humiliée à chaque visite. Je vois bien que Lucas commence à comparer : « Chez papi et mamie y’a une piscine… Pourquoi on n’en a pas ? »
Un samedi matin, alors que nous étions invités à déjeuner chez eux, Bernard a lancé devant tout le monde :
— Tu sais Lucas, quand tu seras grand tu pourras choisir où tu veux vivre !
J’ai blêmi. Était-ce une menace ? Une promesse ?
Après le repas, j’ai pris mon fils à part.
— Tu sais mon chéri, ce n’est pas parce qu’on a moins de choses qu’on est moins heureux.
Il m’a regardée sans comprendre.
— Mais pourquoi papi et mamie ne veulent pas partager ?
Cette question m’a transpercée. Pourquoi en effet ? Pourquoi cette générosité conditionnelle ? Pourquoi ces cadeaux qui deviennent des armes pour attirer Lucas dans leur monde ?
J’ai tenté d’en parler avec Françoise une dernière fois.
— Vous savez que ça blesse Lucas de ne rien pouvoir emporter ?
Elle a soupiré.
— Émilie… On veut juste lui faire plaisir. Mais on ne peut pas tout lui donner non plus !
Je suis rentrée chez moi plus désemparée que jamais. J’ai commencé à éviter les mercredis chez les grands-parents. J’ai proposé d’autres activités à Lucas : pique-nique au parc, atelier peinture à la maison… Mais il réclame toujours ses jouets « magiques ».
Un soir, alors que je rangeais ses affaires pour l’école, il m’a dit :
— Maman, pourquoi on n’est pas riches comme papi et mamie ?
J’ai eu envie de pleurer. J’ai pensé à toutes ces familles qui vivent la même chose : ce fossé entre générations, entre classes sociales, entre rêves et réalité.
Aujourd’hui encore, je me demande : comment protéger mon fils de cette violence douce mais réelle ? Comment lui apprendre la valeur des choses quand tout autour de lui lui crie le contraire ? Est-ce que d’autres parents vivent ce malaise silencieux ? Est-ce que l’argent doit vraiment décider du bonheur de nos enfants ?