Dans l’ombre de ma sœur : une vie à chercher ma place

« Tu pourrais au moins faire un effort, Léa. Camille a toujours été là pour toi. »

La voix de ma mère résonne encore dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je serre la tasse de café entre mes mains, les jointures blanches, le regard fixé sur la fenêtre embuée. Dehors, la pluie martèle les pavés de notre petite ville de province, mais c’est à l’intérieur que la tempête fait rage.

Camille, assise en face de moi, détourne les yeux. Elle ne dit rien. Elle n’a jamais eu besoin de parler pour que tout tourne autour d’elle. Depuis que je suis née, elle est le soleil et moi l’ombre. Camille la brillante, la première de la classe, celle qui a décroché Sciences Po Paris du premier coup. Moi, Léa, la petite sœur qui a redoublé sa seconde et qui travaille aujourd’hui comme vendeuse dans une librairie du centre-ville.

« Tu pourrais au moins l’aider à préparer son déménagement à Lyon », insiste ma mère. « Elle part pour un nouveau poste, c’est important ! »

Je sens la colère monter, sourde et familière. J’ai envie de hurler : « Et moi ? Est-ce que quelqu’un se soucie de ce que je ressens ? » Mais je ravale mes mots. Je les ai trop souvent laissés sortir, pour qu’on me les renvoie à la figure : « Arrête de faire ta victime, Léa. »

Camille soupire. « Ce n’est pas grave, maman. Je peux me débrouiller toute seule. »

Mais ma mère s’empresse de répondre : « Non, tu ne vas pas tout faire toute seule ! Léa va t’aider, c’est normal entre sœurs. »

Normal ? Qu’est-ce qui est normal dans cette famille où l’amour se mesure à l’aune des sacrifices faits pour Camille ?

Je me souviens de ce Noël où j’avais dix ans. J’avais économisé pendant des mois pour offrir à ma mère un livre rare qu’elle voulait tant. Mais le matin du 25 décembre, elle n’a eu d’yeux que pour le collier que Camille lui avait fabriqué en perles. « C’est tellement attentionné, ma chérie ! » Moi, on m’a remerciée d’un sourire distrait.

Les années ont passé et rien n’a changé. Quand j’ai annoncé que j’avais trouvé mon premier emploi à la librairie, ma mère a haussé les épaules : « C’est bien… Mais tu pourrais viser plus haut, non ? Regarde Camille… »

Regarder Camille. Toujours regarder Camille.

Je me suis longtemps demandé si c’était moi le problème. Si j’étais trop sensible, trop jalouse. Mais chaque fois que j’essaie d’en parler à mon père, il se contente de marmonner derrière son journal : « Tu sais bien comment est ta mère… »

Alors j’ai appris à me taire. À sourire quand on me parle de la réussite de Camille. À applaudir quand elle décroche une promotion ou qu’elle revient de ses voyages à l’étranger avec des histoires extraordinaires.

Mais ce soir-là, dans la cuisine, quelque chose craque en moi.

« Je ne peux pas », dis-je d’une voix blanche.

Ma mère se fige. « Comment ça, tu ne peux pas ? »

« Je travaille samedi et dimanche. Et même si j’étais libre… Je crois que j’ai besoin de temps pour moi. »

Un silence glacial s’abat sur la pièce.

Camille me regarde enfin dans les yeux. Il y a quelque chose dans son regard – de la tristesse ? De la fatigue ? – qui me trouble.

« Ce n’est pas grave, Léa », dit-elle doucement.

Mais ma mère explose : « Tu es égoïste ! Ta sœur a toujours tout fait pour toi ! Tu lui dois bien ça ! »

Je sens les larmes monter mais je refuse de pleurer devant elles.

« Je ne lui dois rien », dis-je d’une voix tremblante. « J’ai le droit d’exister aussi… »

Je quitte la cuisine en claquant la porte derrière moi. Dans le couloir sombre, je m’appuie contre le mur et laisse enfin couler mes larmes.

Le lendemain matin, Camille frappe à ma porte.

« Léa ? Tu as une minute ? »

J’hésite puis j’ouvre. Elle entre timidement et s’assoit sur mon lit.

« Je suis désolée », murmure-t-elle. « Je ne voulais pas… Je ne sais pas comment faire autrement avec maman. Elle m’étouffe aussi, tu sais ? »

Je la regarde, surprise. Pour la première fois, je vois ma sœur autrement : vulnérable, fatiguée par le poids des attentes maternelles.

« Pourquoi tu ne dis jamais rien ? »

Elle hausse les épaules : « J’ai peur de la décevoir. »

Un silence lourd s’installe entre nous.

« Tu crois qu’on pourra un jour vivre pour nous-mêmes ? » demandé-je.

Camille esquisse un sourire triste : « Peut-être… Si on s’aide l’une l’autre au lieu de se comparer tout le temps. »

Ce soir-là, je repense à toutes ces années perdues à me sentir inférieure, coupable d’être simplement moi-même. Et si le vrai problème n’était pas entre Camille et moi… mais dans cette façon qu’a notre mère de nous opposer sans cesse ?

Je me demande combien d’enfants en France vivent ainsi dans l’ombre d’un frère ou d’une sœur préféré(e), condamnés à porter des attentes qui ne sont pas les leurs.

Est-ce qu’on a vraiment le droit d’exister pour soi-même dans une famille française ? Ou sommes-nous tous condamnés à jouer un rôle qu’on ne nous a jamais laissé choisir ?