Dans le silence de la bibliothèque : une rencontre inattendue
« Tu comptes rester là toute la journée à regarder ce livre sans jamais l’ouvrir ? »
La voix m’a surprise. J’étais assise dans le coin le plus reculé de la bibliothèque municipale de la Croix-Rousse, à Lyon, un roman de Marguerite Duras entre les mains. Je n’avais pas entendu approcher la jeune femme qui venait de me parler. Elle avait un sourire malicieux et des yeux d’un bleu si clair qu’ils semblaient presque irréels. J’ai bafouillé une excuse, gênée d’avoir été prise en flagrant délit d’inaction.
« Je m’appelle Lucie », a-t-elle ajouté en s’asseyant à côté de moi sans attendre mon invitation.
Je n’ai pas l’habitude qu’on vienne vers moi. Toute ma vie, j’ai été celle qu’on oublie d’inviter, celle dont on ne se souvient pas du prénom. Je m’appelle Claire. J’ai 47 ans et je vis seule dans un petit appartement au-dessus du marché. Après mes études de lettres, je suis restée à Lyon pour m’occuper de ma mère malade. Elle est partie il y a cinq ans, me laissant un vide immense et une routine dont je n’ai jamais su sortir.
Je n’ai jamais eu de relation qui ait duré plus de quelques mois. Avec le temps, j’ai arrêté d’essayer. Non pas que je ne veuille pas être aimée – c’est juste que la vie s’est organisée autrement, comme si elle avait oublié de me donner ma part de bonheur. La solitude a fini par devenir une habitude, presque un refuge.
Mais ce jour-là, Lucie a tout bouleversé. Nous avons parlé pendant des heures, assises entre les rayonnages silencieux. Elle était drôle, passionnée de poésie contemporaine, et elle avait cette façon de me regarder comme si j’existais vraiment. J’ai senti quelque chose se fissurer en moi, une envie timide de croire que tout n’était pas terminé.
Les semaines suivantes, nous nous sommes revues souvent. Parfois à la bibliothèque, parfois au café du coin où elle m’a fait goûter son chocolat chaud préféré. Elle m’a raconté sa vie : son divorce difficile, sa fille adolescente qui ne lui parle plus, ses rêves de devenir écrivaine. Je lui ai parlé de ma mère, de mes années perdues à attendre que quelque chose change.
Un soir, alors que nous marchions sur les quais du Rhône, elle a pris ma main. J’ai senti mon cœur s’emballer comme si j’avais vingt ans. Mais la peur aussi est revenue : peur d’être déçue, peur d’être abandonnée encore une fois.
Ma sœur, Hélène, n’a pas compris ce qui m’arrivait. « À ton âge, tu crois vraiment que ça peut marcher ? » m’a-t-elle lancé un dimanche midi alors que je lui confiais mes doutes. « Tu t’es toujours contentée de peu, Claire. Pourquoi tu veux changer maintenant ? »
J’aurais voulu lui répondre que je ne voulais plus survivre mais vivre enfin. Mais les mots sont restés coincés dans ma gorge.
Quelques mois plus tard, j’ai appris que j’étais malade. Un cancer du sein, diagnostiqué trop tard parce que je n’avais pas pris le temps de consulter. Lucie a été là à chaque étape : les rendez-vous à l’hôpital Édouard-Herriot, les nuits blanches à pleurer dans ses bras, la peur qui me rongeait chaque matin.
Un soir d’hiver, alors que la neige tombait sur les toits de la ville, je lui ai dit que je préférais qu’elle parte. « Je ne veux pas que tu t’attaches à quelqu’un qui va mourir », ai-je murmuré en détournant les yeux.
Elle s’est mise en colère :
— Tu crois vraiment que c’est toi qui décides ? Tu crois que je peux t’oublier comme ça ?
J’ai pleuré longtemps ce soir-là. Pour la première fois depuis des années, quelqu’un se battait pour moi.
La maladie a tout changé. J’ai perdu mes cheveux, mon énergie, parfois même l’envie de continuer. Mais Lucie était là chaque matin avec un sourire et un café brûlant. Elle m’a appris à accepter l’aide des autres, à ne plus avoir honte d’être faible.
Ma sœur a fini par comprendre. Un jour, elle est venue me voir à l’hôpital avec un bouquet de pivoines – les fleurs préférées de maman – et elle m’a serrée dans ses bras sans rien dire.
Aujourd’hui, je suis en rémission. Je ne sais pas ce que l’avenir me réserve. Peut-être que Lucie et moi n’aurons pas beaucoup de temps ensemble. Peut-être que la solitude reviendra un jour frapper à ma porte.
Mais pour la première fois depuis longtemps, j’ai envie d’y croire. De croire qu’il n’est jamais trop tard pour aimer ni pour être aimée.
Est-ce qu’on peut vraiment recommencer sa vie après 40 ans ? Est-ce que vous aussi vous avez déjà eu peur d’aimer à nouveau ?