Chaque matin, je cuisine pour Paul : Quand est-ce assez ?

— Tu te moques de moi, Claire ? Pas d’œufs frais ce matin ?

La voix de Paul résonne dans la petite cuisine, tranchante comme un couteau. Je serre la poignée de la casserole, les jointures blanchies par la tension. Il est sept heures, le soleil perce à peine les rideaux fleuris que j’ai choisis il y a dix ans, quand tout semblait encore possible. Je me retiens de répondre. Les enfants dorment encore. Je ne veux pas qu’ils entendent.

Paul s’assied à la table, son journal déjà ouvert, prêt à m’ignorer dès que son café sera servi. Je pose la tasse devant lui, sans un mot. Il soupire bruyamment, feuillette les pages comme s’il cherchait une raison supplémentaire d’être contrarié.

Je me demande depuis combien de temps je vis ainsi, à marcher sur des œufs — ironique, vu la situation — pour éviter ses colères. Depuis la naissance de Camille ? Ou peut-être depuis que j’ai quitté mon poste à la médiathèque pour « m’occuper de la maison », comme il disait. C’était censé être temporaire. Dix ans plus tard, je suis toujours là, à préparer des petits-déjeuners, à laver des chaussettes, à effacer les traces de vie des autres.

— Tu pourrais au moins faire attention à ce qu’il reste dans le frigo, non ?

Je sens la colère monter, mais elle se heurte à une fatigue profonde. Je ne réponds pas. Paul lève les yeux vers moi, cherche le conflit. Je détourne le regard vers la fenêtre. Dehors, la voisine, Madame Lefèvre, promène son chien. Elle me fait un signe timide. Je lui rends un sourire mécanique.

Après le départ de Paul — il claque la porte comme pour marquer son territoire — je m’effondre sur une chaise. Mes mains tremblent. Je regarde autour de moi : la table couverte de miettes, les dessins des enfants accrochés au frigo, le panier de linge sale débordant dans le couloir. Tout cela est censé être ma vie.

Camille descend l’escalier en traînant les pieds.
— Maman, t’as vu mon pull bleu ?
Je me lève machinalement pour aller fouiller dans le linge propre. Je trouve le pull, je le tends à ma fille qui me remercie d’un sourire distrait avant de filer dans la salle de bains.

Je repense à mes rêves d’avant : écrire un roman, voyager en Italie, reprendre mes études. Tout cela me semble si loin, presque irréel. À midi, je prépare le déjeuner : gratin dauphinois et salade verte. Les enfants rentrent de l’école, affamés et bruyants. Paul rentre plus tard que d’habitude. Il ne remarque même pas que j’ai changé la nappe.

Le soir venu, alors que tout le monde est devant la télévision, je m’assieds sur le balcon avec une tasse de thé. Le vent frais me fait frissonner. Je ferme les yeux et laisse mes pensées dériver.

Je repense à ma mère, qui disait toujours : « Une femme doit savoir se sacrifier pour sa famille. » Mais à quel prix ? J’ai sacrifié mes envies, mes passions, mon temps… et peu à peu, mon identité.

La semaine suivante ressemble à toutes les autres : courses au supermarché, rendez-vous chez le médecin pour Arthur qui tousse encore, lessive interminable. Mais quelque chose a changé en moi depuis ce matin-là. Une petite voix intérieure me souffle que je mérite mieux.

Un soir, alors que Paul s’énerve parce que le dîner n’est pas prêt à l’heure — il a eu une « journée difficile » — je sens une force nouvelle monter en moi.
— Ce soir, tu te débrouilles. J’ai besoin d’air.

Il me regarde comme si je venais de parler chinois.
— Quoi ?
— J’ai dit : ce soir, tu te débrouilles.

Je prends mon manteau et je sors sans attendre sa réponse. Je marche longtemps dans les rues du quartier, respirant l’air froid à pleins poumons. Je m’arrête devant un café où je n’ai jamais mis les pieds seule. J’entre et commande un chocolat chaud. Autour de moi, des groupes d’amis rient et discutent. Je me sens invisible et vivante à la fois.

Je repense à toutes ces femmes croisées au parc ou au supermarché : fatiguées mais souriantes, toujours prêtes à aider mais jamais à demander quoi que ce soit pour elles-mêmes. Combien sommes-nous en France à vivre ainsi ? À nous oublier pour satisfaire les besoins des autres ?

En rentrant ce soir-là, je trouve Paul assis dans le salon, l’air perdu.
— Tu étais où ?
Sa voix n’est plus dure mais inquiète.
— J’avais besoin de temps pour moi.
Il ne répond pas tout de suite. Les enfants dorment déjà.
— Tu vas recommencer ?
Je le regarde droit dans les yeux.
— Oui.

Depuis ce jour-là, j’essaie chaque semaine de prendre du temps pour moi : un café avec une amie, une promenade seule au parc, un atelier d’écriture à la médiathèque où j’ai retrouvé d’anciennes collègues. Ce n’est pas facile ; la culpabilité me ronge parfois. Mais je sens que je reprends peu à peu possession de ma vie.

Paul a changé aussi — un peu. Il râle moins quand il doit préparer le dîner ou aider les enfants avec leurs devoirs. Parfois il me demande si j’ai passé une bonne journée.

Mais surtout, j’ai changé moi-même. J’ai compris que mon bonheur ne dépend pas seulement du bien-être des autres mais aussi du respect que je me porte.

Combien de femmes en France vivent encore dans l’ombre de leur famille ? Combien osent dire non et choisir enfin leur propre bonheur ? Et vous… jusqu’où iriez-vous pour ne pas vous perdre vous-même ?