« Ce n’est qu’un dîner, qu’est-ce que ça a de si compliqué ? » – Quand Paul a sous-estimé mon travail, j’ai décidé de lui montrer ce que c’est, porter le vrai poids
« Ce n’est qu’un dîner, qu’est-ce que ça a de si compliqué ? »
La voix de Paul résonne encore dans ma tête, froide et tranchante, alors que je fixe la table vide. Les assiettes ne sont pas sorties, le pain reste dans son sachet, et la soupe refroidit dans la casserole. Je serre les poings sous la table. Il ne comprend pas. Il ne comprendra jamais… sauf si je lui montre.
— Tu comptes mettre la table ou on attend que les assiettes volent toutes seules ?
Paul me regarde, incrédule. Il s’attend à ce que je me lève, comme chaque soir depuis quinze ans. Mais ce soir, je reste assise. Je sens le regard de nos enfants, Camille et Lucas, qui passent du visage de leur père au mien, cherchant un signe, une explication.
— Maman ? demande Camille d’une petite voix.
Je prends une inspiration. Mon cœur bat trop vite.
— Ce soir, je ne fais rien. Je suis fatiguée.
Paul hausse les épaules, l’air agacé.
— Franchement, tu exagères. C’est pas la mer à boire de sortir trois assiettes.
Je me retiens de hurler. Trois assiettes ? Et la liste de courses ? Et le menu pensé pour plaire à tout le monde ? Et le pain acheté en vitesse entre deux réunions à l’école ? Et la lessive lancée avant de partir au travail ? Et les devoirs surveillés, les rendez-vous chez le médecin pris à la pause déjeuner ?
Mais je ne dis rien. Je me tais. Je veux voir jusqu’où il ira.
Le lendemain matin, la cuisine est en désordre. Paul cherche ses chaussettes propres. Lucas râle parce qu’il n’a plus de céréales. Camille ne trouve pas son carnet de correspondance.
— Tu n’as pas lavé mes chemises ?
Je hausse les épaules.
— Je n’ai pas eu le temps.
Il soupire, agacé, mais ne dit rien. Il part au travail en claquant la porte. Je sens mes mains trembler. Est-ce que je vais trop loin ? Mais non… Il faut qu’il comprenne.
Les jours passent. La maison se dérègle lentement. Les poubelles débordent. Les enfants mangent des pâtes tous les soirs. Paul rentre plus tard, l’air fatigué et tendu. Un soir, il s’effondre sur le canapé.
— Je ne comprends pas comment tu faisais avant…
Je le regarde, sans pitié.
— Tu veux dire : comment JE faisais tout ?
Il détourne les yeux. Le silence est lourd.
Un samedi matin, alors que je bois mon café froid dans la cuisine en désordre, ma mère m’appelle.
— Tu as l’air épuisée, ma chérie…
Je ris jaune.
— Je fais grève à la maison.
Elle soupire.
— Tu sais, ton père n’a jamais compris non plus… On nous a appris à tout faire sans rien dire.
Je sens les larmes monter. Est-ce donc ça, notre héritage ? Se taire et tout porter ?
Le dimanche suivant, Paul propose d’aller au marché en famille. Il prend une liste griffonnée à la va-vite et se perd dans les allées bondées.
— C’est quoi « courgettes bio » ? Pourquoi il y a tant de sortes de tomates ?
Camille rit doucement. Lucas s’impatiente.
— Papa, on peut rentrer ?
Paul me lance un regard désespéré.
— Comment tu fais pour penser à tout ?
Je hausse les épaules.
— J’y pense parce que personne d’autre ne le fait.
Le soir même, il tente de préparer un gratin. La cuisine ressemble à un champ de bataille. Les enfants chipotent leurs assiettes. Paul s’assoit en face de moi, vaincu.
— Je suis désolé… J’ai été injuste avec toi.
Je sens ma colère retomber d’un coup. Mais la fatigue reste là, collée à ma peau comme une seconde nature.
— Ce n’est pas une question d’excuses, Paul… C’est une question de partage. Je ne veux plus être seule à porter tout ça.
Il hoche la tête, les yeux humides.
— On va faire autrement… Je te promets.
Les semaines suivantes sont maladroites. Paul oublie parfois d’acheter le lait ou d’inscrire Lucas au foot. Mais il essaie. Il propose des plannings sur le frigo, demande aux enfants de participer. Parfois on rit devant ses ratés ; parfois je pleure en cachette devant l’ampleur du chemin à parcourir.
Un soir, alors que nous rangeons la cuisine ensemble, Camille me serre la main.
— Tu sais maman… Je trouve ça bien que papa aide maintenant.
Je souris tristement.
— Moi aussi, ma chérie… Moi aussi.
Mais au fond de moi, une question me hante : pourquoi faut-il toujours tout casser pour qu’on nous voie enfin ? Est-ce vraiment ça, l’égalité ?