Ce n’est qu’un dîner, après tout…
« Franchement, Marie, ce n’est qu’un dîner, pas la fin du monde ! »
La voix de Paul résonne encore dans ma tête, sèche, agacée, comme s’il venait de me reprocher d’avoir oublié d’acheter du pain. Mais ce soir-là, ce n’était pas le pain qui manquait, c’était le respect. Je me suis figée devant l’évier, les mains trempées dans l’eau savonneuse, le regard perdu dans la fenêtre où la nuit tombait sur notre petit appartement de Lyon. J’ai senti une boule monter dans ma gorge. Ce n’était pas la première fois qu’il minimisait mes efforts, mais cette fois, c’était la fois de trop.
Depuis dix ans, je gère tout : les courses, les rendez-vous chez le médecin pour les enfants, les factures, les lessives, les anniversaires à ne pas oublier, les réunions parents-profs… Et chaque soir, je prépare le dîner. Paul rentre du travail, pose sa sacoche, s’affale sur le canapé et attend que tout soit prêt. Il ne se rend même pas compte que je travaille aussi à mi-temps à la médiathèque du quartier et que mes journées sont aussi longues que les siennes.
Ce soir-là, j’ai décidé de ne rien dire. Pas un mot. J’ai fini de laver la vaisselle en silence. Les enfants, Lucie et Thomas, faisaient leurs devoirs dans leur chambre. Paul a allumé la télé et s’est plongé dans un match de foot. J’ai senti une colère froide me traverser. Pourquoi est-ce toujours à moi de tout porter ? Pourquoi personne ne voit ce que je fais ?
Le lendemain matin, j’ai pris une décision. Je n’allais plus rien faire. Plus de repas préparés à l’avance, plus de linge lavé, plus de rappels pour les rendez-vous. Je voulais voir combien de temps il tiendrait avant de comprendre.
Le premier jour, il n’a rien remarqué. Il a pris son café comme d’habitude et est parti travailler sans un mot. Les enfants ont cherché leurs vêtements propres et n’ont trouvé que des chaussettes dépareillées. À midi, j’ai mangé seule une salade achetée au supermarché.
Le soir venu, Paul est rentré et a demandé : « Qu’est-ce qu’on mange ? »
Je lui ai répondu calmement : « Je ne sais pas. Tu as une idée ? »
Il m’a regardée comme si j’étais folle. « Ben… tu n’as rien préparé ? »
« Non. »
Il a haussé les épaules et a ouvert le frigo. Il n’y avait que du fromage et un reste de pâtes froides. Il a râlé mais s’est contenté de ça. Les enfants ont mangé des céréales.
Le deuxième jour, il a commencé à s’énerver. « Tu comptes faire les courses quand ? Il n’y a plus rien à manger ! »
Je lui ai répondu : « Quand tu veux. »
Il a soupiré et est parti faire les courses lui-même. Il est revenu avec des pizzas surgelées et des chips.
Le troisième jour, il a oublié d’emmener Lucie à son cours de danse. Elle est rentrée en pleurant : « Papa m’a oubliée ! »
Paul m’a lancé un regard noir : « Tu aurais pu me le rappeler ! »
J’ai explosé : « Non, Paul ! Ce n’est pas à moi de tout gérer ! Tu crois que ça se fait tout seul ? Que tout tombe du ciel ? Tu sais ce que c’est, la charge mentale ? C’est penser à tout pour tout le monde, tout le temps ! »
Il est resté sans voix. Les enfants nous regardaient avec des yeux ronds.
Le soir même, il m’a rejointe dans la cuisine alors que je pleurais en silence.
« Marie… Je suis désolé. Je ne savais pas… Je croyais que c’était normal… »
J’ai levé les yeux vers lui : « Normal ? Pour qui ? Pour toi ? Pour tous les hommes qui pensent que leur femme gère tout sans effort ? »
Il s’est assis à côté de moi et a pris ma main : « Je veux comprendre. Apprends-moi. Dis-moi ce que je peux faire. »
J’ai soupiré longuement. Ce n’était pas gagné d’avance. Mais au moins il avait ouvert les yeux.
Les jours suivants, nous avons fait une liste ensemble : qui fait quoi à la maison, qui pense à quoi. Paul a commencé à préparer le dîner deux fois par semaine. Il a appris à utiliser la machine à laver et à organiser le planning des enfants sur le frigo.
Ce n’était pas parfait. Il oubliait parfois des détails – acheter du dentifrice ou signer un mot pour l’école – mais il essayait. Et surtout, il ne disait plus jamais : « Ce n’est qu’un dîner… »
Un soir, alors que nous rangions la cuisine ensemble, il m’a dit : « Je ne savais pas combien tu faisais pour nous tous… Merci de m’avoir ouvert les yeux. »
J’ai souri tristement : « Il a fallu que j’arrête pour que tu voies… »
Aujourd’hui encore, je me demande : pourquoi faut-il toujours en arriver là pour être entendue ? Est-ce qu’on doit vraiment cesser d’aimer pour être reconnue ? Qu’en pensez-vous ?