Anniversaire oublié : le jour où j’ai failli perdre Élodie

— Tu as oublié, Mamie. Tu as vraiment oublié…

La voix d’Élodie résonne encore dans ma tête, tranchante comme un couteau. Je suis assise sur le vieux canapé du salon, les mains tremblantes autour de ma tasse de thé refroidi. Le soleil de juin filtre à travers les rideaux, mais il ne réchauffe rien. Aujourd’hui, c’est le 12 juin, et Élodie a quinze ans. Quinze ans… et je n’ai même pas pensé à lui souhaiter son anniversaire.

Je me revois, ce matin-là, occupée à trier les factures, à râler contre la fuite sous l’évier, à répondre machinalement aux messages de mon fils, Laurent. Rien ne m’a rappelé cette date si importante. Ce n’est que lorsque j’ai vu la photo d’Élodie sur le buffet — elle avait six ans, un sourire édenté et des couettes — que la vérité m’a frappée. Trop tard. Mon téléphone vibrait déjà : « Mamie, tu viens ce soir ? »

J’ai paniqué. J’ai cherché une excuse, n’importe quoi pour masquer mon oubli. Mais Élodie n’est pas dupe. Elle a ce regard franc, hérité de sa mère, mon Hélène disparue trop tôt. Depuis la mort d’Hélène, il y a cinq ans, tout s’est effiloché entre nous. Laurent s’est refermé, Élodie aussi. Moi, je me suis noyée dans mes souvenirs et mes regrets.

Quand je suis arrivée chez eux ce soir-là, la fête battait son plein. Ballons roses, gâteau au chocolat, rires d’adolescents. Élodie m’a à peine regardée. Je lui ai tendu un cadeau acheté à la hâte — un livre qu’elle avait déjà lu. Elle a murmuré merci sans sourire.

Après le dîner, je l’ai trouvée sur le balcon, seule, les bras croisés sur la rambarde.

— Élodie… Je suis désolée. J’ai… j’ai oublié ton anniversaire ce matin. Je ne sais pas comment j’ai pu…

Elle ne m’a pas laissée finir.

— Ce n’est pas grave, Mamie. Tu oublies tout maintenant.

Sa voix était calme mais glaciale. J’ai senti les larmes monter.

— Tu sais, quand maman est partie… c’est comme si tu étais partie aussi.

Ses mots m’ont transpercée. J’ai voulu protester, expliquer que la douleur m’avait engloutie, que je faisais de mon mieux. Mais à quoi bon ? Elle avait raison.

— Je t’aime, Élodie. Je t’aime plus que tout au monde.

Elle a haussé les épaules.

— Alors pourquoi tu n’es jamais là ? Pourquoi tu ne me demandes jamais comment je vais ?

Je n’avais pas de réponse. J’ai pensé à toutes ces fois où j’avais décliné une invitation sous prétexte de fatigue ou de rendez-vous médical. Toutes ces fois où j’avais préféré rester seule dans mon appartement silencieux plutôt que d’affronter le chaos joyeux de leur maison.

Le lendemain matin, je me suis réveillée avec une boule au ventre. J’ai décidé d’agir. J’ai pris le train pour aller voir Élodie au lycée. J’ai attendu devant la grille, ignorée par les autres élèves qui riaient en sortant des cours.

Quand elle m’a vue, elle a d’abord détourné les yeux. Puis elle s’est approchée.

— Qu’est-ce que tu fais là ?

— Je voulais te voir. Te parler… vraiment.

Nous avons marché jusqu’au parc voisin. Je lui ai raconté mes peurs, ma solitude depuis la mort d’Hélène, mon incapacité à exprimer ce que je ressens. Elle a écouté en silence.

— Tu sais, moi aussi je me sens seule parfois, a-t-elle murmuré enfin.

J’ai pris sa main dans la mienne — sa main fine et chaude qui tremblait un peu.

— On pourrait essayer… d’être là l’une pour l’autre ?

Elle a esquissé un sourire timide.

— On pourrait commencer par aller boire un chocolat chaud ?

Ce jour-là, quelque chose s’est réparé entre nous. Ce n’était pas parfait — il y avait encore des silences gênants, des maladresses — mais c’était un début.

Depuis, j’essaie de ne plus fuir. J’appelle Élodie chaque semaine ; parfois elle répond, parfois non. Mais je persévère. Je vais la voir jouer au handball le samedi après-midi même si je comprends peu les règles. Je lui envoie des messages maladroits sur Instagram — elle se moque gentiment de moi.

Il y a quelques jours, elle m’a invitée à son spectacle de théâtre au collège. J’étais fière comme jamais en la voyant sur scène.

Je repense souvent à cet anniversaire oublié et à tout ce qu’il a réveillé en moi : la peur de vieillir seule, le poids du passé, mais aussi l’espoir qu’il n’est jamais trop tard pour aimer mieux.

Est-ce qu’on peut vraiment réparer les liens brisés par les années et les non-dits ? Est-ce que vous aussi vous avez déjà eu peur de perdre quelqu’un simplement parce que vous n’avez pas su lui dire « je t’aime » au bon moment ?