À quarante ans, prisonnière de l’amour maternel : mon combat pour exister

« Claire, tu n’as pas oublié de mettre ton écharpe ? Il fait froid ce matin ! »

Je serre les dents. J’ai quarante ans, et pourtant, chaque matin ressemble à mon enfance. Ma mère, Monique, me surveille du coin de l’œil, prête à bondir au moindre signe de faiblesse. Je suis assise à la table de la cuisine, devant mon bol de café au lait, les mains crispées sur la porcelaine. Elle s’affaire autour de moi, arrangeant une mèche rebelle, vérifiant que mon sac est prêt. Je n’ose pas lui dire que je ne vais nulle part aujourd’hui. Je travaille à distance, mais elle fait comme si j’étais encore une écolière.

« Tu devrais sortir un peu, voir des gens », dit-elle soudain, tout en rangeant la vaisselle. Mais je sais que si je lui annonçais que je vais dîner avec des amis, elle froncerait les sourcils, trouverait mille raisons pour que je reste. Elle a toujours été ainsi : douce mais envahissante, aimante mais possessive.

Mon père est parti quand j’avais huit ans. Il n’a jamais vraiment expliqué pourquoi. Je me souviens seulement du silence pesant qui a suivi son départ, des larmes de ma mère qu’elle essuyait en cachette. Depuis ce jour, elle s’est accrochée à moi comme à une bouée. Je suis devenue sa confidente, sa raison de vivre. Et moi, j’ai appris à ne pas la décevoir.

Les années ont passé. J’ai eu quelques amis au lycée, mais jamais le droit d’aller dormir chez eux. « On ne sait jamais ce qui peut arriver », répétait-elle. À la fac à Lyon, elle m’appelait chaque soir, parfois plusieurs fois par jour. Je n’ai jamais eu de petit ami sérieux : dès que je m’attachais à quelqu’un, elle trouvait le moyen de semer le doute dans mon esprit. « Tu es sûre qu’il est honnête ? Tu sais, les hommes… »

À trente ans, j’ai perdu mon emploi dans une petite librairie indépendante. Plutôt que de chercher un nouveau poste ailleurs, je suis revenue vivre chez elle à Dijon « le temps de me retourner ». Dix ans plus tard, j’y suis toujours. Je travaille comme correctrice freelance pour une maison d’édition parisienne. Je pourrais vivre seule, mais l’idée de laisser ma mère seule me ronge.

Un soir d’hiver, alors que la neige tombait sur les toits bourguignons, j’ai tenté d’aborder le sujet avec elle.

— Maman… Tu as déjà pensé à ce que tu ferais si je partais vivre ailleurs ?

Elle a posé sa tasse avec un bruit sec.

— Pourquoi tu veux partir ? Tu n’es pas bien ici ?

— Si, mais… J’aimerais avoir mon espace. Peut-être rencontrer quelqu’un…

Son visage s’est fermé. Elle a détourné les yeux.

— Tu veux m’abandonner comme ton père ?

La culpabilité m’a submergée. J’ai bafouillé une excuse et changé de sujet.

Depuis ce soir-là, je n’ai plus osé évoquer mon désir d’indépendance. Pourtant, chaque jour qui passe me pèse un peu plus. J’envie mes collègues qui parlent de leurs enfants, de leurs vacances en famille. Moi, mes week-ends se résument à faire les courses avec maman au marché des Halles ou à regarder « Questions pour un champion » sur France 3.

Parfois, je reçois des invitations : un apéro chez Sophie, une randonnée avec Julien et ses amis. Je décline toujours. « Ma mère ne va pas bien », dis-je pour me donner bonne conscience. Mais la vérité, c’est que j’ai peur : peur de lui faire du mal, peur aussi d’affronter le monde sans elle.

Un dimanche matin, alors que je traînais en pyjama devant la fenêtre embuée, j’ai surpris une conversation entre ma mère et notre voisine, Madame Lefèvre.

— Claire est une fille formidable, disait maman d’une voix fière. Mais elle est trop sensible pour vivre seule…

J’ai senti une colère sourde monter en moi. Trop sensible ? Ou trop habituée à être protégée ?

Ce soir-là, j’ai écrit dans mon journal : « Suis-je condamnée à rester l’enfant de ma mère toute ma vie ? »

Le temps file et je sens l’urgence grandir en moi. J’aimerais tant connaître l’amour, avoir des enfants peut-être… Mais comment rencontrer quelqu’un quand on vit sous le regard constant d’une mère qui vous rappelle chaque jour que vous êtes tout pour elle ?

Un soir d’été, alors que nous dînions sur le balcon, j’ai osé lui dire :

— Maman… Je crois qu’il faut qu’on parle sérieusement.

Elle a posé sa fourchette et m’a regardée droit dans les yeux.

— Tu veux partir ?

J’ai hoché la tête.

— Je t’aime maman… Mais j’ai besoin de vivre ma vie.

Elle a pleuré longtemps ce soir-là. Moi aussi. Mais pour la première fois depuis des années, j’ai senti un poids s’alléger sur mes épaules.

Aujourd’hui encore, rien n’est réglé. Je cherche un appartement à louer dans le quartier Montchapet. J’ai peur de la solitude mais plus encore de passer à côté de ma vie.

Est-ce égoïste de vouloir exister pour soi-même ? Peut-on aimer sans étouffer ?

Et vous… avez-vous déjà eu le courage de briser les chaînes invisibles qui vous retiennent ?