À l’ombre de la pause déjeuner : Quand la confiance vacille

« Tu peux avancer pour moi aujourd’hui ? J’ai oublié ma carte… » La voix d’Arnaud résonne encore dans ma tête, un peu trop familière, un peu trop légère. Nous sommes assis côte à côte à la cantine de l’usine, le bruit des couverts et des conversations couvrant à peine le malaise qui monte en moi. Je regarde mon plateau, mon ticket-repas déjà prêt, et je sens cette pointe d’agacement que je tente de masquer derrière un sourire poli.

Ce n’est pas la première fois. Depuis quelques semaines, Arnaud oublie sa carte, son portefeuille, ou trouve une excuse pour que je paie son déjeuner. Au début, j’ai trouvé ça normal, entre collègues on s’entraide. Mais aujourd’hui, alors que je fouille dans mon sac pour la énième fois, je me demande : suis-je naïf ou simplement trop gentil ?

Je tends mon ticket à la caissière, qui me lance un regard complice. Elle a compris, elle aussi. Arnaud me tape sur l’épaule : « Merci, vieux ! Je te rembourse demain, promis. » Mais demain n’arrive jamais. Je m’assois à table, le cœur lourd. Autour de nous, les autres collègues discutent foot et politique, insouciants. Je n’écoute pas. Je rumine.

Après le repas, je m’isole dans la cour arrière de l’usine. Le ciel est gris, typique d’un printemps lyonnais. J’allume une cigarette, chose rare chez moi. J’ai besoin de réfléchir. Pourquoi est-ce que ça me touche autant ? Ce n’est qu’un déjeuner… Mais non, ce n’est pas juste ça. C’est la confiance qu’on piétine, c’est le sentiment d’être pris pour un idiot.

Le lendemain, rebelote. Arnaud s’approche avec son sourire habituel : « Dis donc, tu peux encore… » Je l’interromps : « Tu sais Arnaud, ça commence à faire beaucoup. Tu pourrais penser à me rembourser ou au moins à ne pas oublier ta carte tous les jours. » Il me regarde, surpris, presque vexé : « Oh ça va, c’est pas la fin du monde ! »

Je sens la colère monter. Je ne veux pas faire d’esclandre devant tout le monde, mais j’ai besoin de comprendre. Est-ce moi qui exagère ? Je décide d’en parler à Sophie, une collègue avec qui je m’entends bien.

Dans le vestiaire, je lui confie mes doutes :
— Tu trouves pas qu’Arnaud abuse un peu ?
Elle hausse les épaules :
— Il fait ça avec tout le monde… Mais personne n’ose rien dire. On a tous peur de passer pour des radins ou des râleurs.

Ses mots me frappent. Pourquoi avons-nous si peur de poser des limites ? Est-ce la peur du conflit ? De ne plus être apprécié ?

Le soir même, chez moi, j’en parle à mon frère Paul au téléphone.
— Tu sais, dans ce genre de situation, il faut être clair dès le début. Sinon tu te fais marcher dessus.
Il a raison. Mais pourquoi est-ce si difficile pour moi ?

Les jours passent et je décide de changer d’attitude. La prochaine fois qu’Arnaud me demande un service, je lui répondrai simplement non. Pas besoin de justification.

Le vendredi arrive. À midi pile, Arnaud s’approche :
— Tu peux…
Je le coupe :
— Désolé Arnaud, pas aujourd’hui.
Il me regarde sans comprendre.
— Sérieux ?
Je hoche la tête.
Un silence gênant s’installe. Il part sans un mot.

Je me sens soulagé mais aussi coupable. Ai-je été trop dur ? Est-ce que j’ai perdu un ami ? Mais en même temps, je sens une fierté nouvelle naître en moi. J’ai enfin posé une limite.

Les jours suivants sont tendus. Arnaud ne me parle plus vraiment. Les autres collègues semblent avoir remarqué le changement d’ambiance mais personne ne dit rien. Sophie me glisse discrètement :
— Tu as bien fait.

Petit à petit, je réalise que ce n’est pas à moi d’assumer les manquements des autres. Que l’amitié ne doit pas être synonyme de sacrifice permanent ou d’exploitation silencieuse.

Un matin, alors que je bois mon café dans la salle de pause, Arnaud vient s’asseoir en face de moi.
— Écoute… Je voulais m’excuser pour l’autre jour. J’ai abusé, c’est vrai.
Je le regarde dans les yeux. Il semble sincère.
— Merci de le reconnaître.
Il sourit timidement :
— On se fait un resto ce soir ? Cette fois c’est pour moi.

Je souris à mon tour. Peut-être que tout n’est pas perdu.

Mais au fond de moi subsiste une question : jusqu’où doit-on aller par amitié ? Et vous, où placez-vous vos propres limites ?