Sous le même toit, étrangère à moi-même : le combat de Claire pour exister
— Tu n’as pas encore rangé la cuisine ? s’exclame Marc en entrant, son manteau à peine posé sur la chaise. Je sursaute, la main encore humide de vaisselle. Il est 19h30, la soupe mijote, les enfants jouent dans le salon, et moi, je me débats avec la montagne de tâches qui ne cesse de grandir.
Je m’appelle Claire, j’ai trente-huit ans, deux enfants — Lucie, six ans, et Paul, trois ans — et je vis à Nantes. Depuis que j’ai arrêté de travailler pour m’occuper des enfants, j’ai l’impression d’être devenue invisible. Ou pire : une cible facile pour les critiques. Marc, mon mari, n’a jamais été un homme méchant. Mais depuis quelque temps, il semble voir tout ce qui ne va pas. Un jouet qui traîne, une chemise mal repassée, un repas trop simple…
— Tu sais, ma mère faisait tout ça sans jamais se plaindre, ajoute-t-il parfois, comme si c’était une évidence.
Sa mère. Mon cauchemar quotidien. Elle passe presque tous les jours sous prétexte d’aider — mais chaque visite est un examen. Elle soulève un coussin :
— Oh, il y a de la poussière ici… Tu devrais essayer ce produit que j’utilisais quand Marc était petit.
Ou bien elle regarde Paul jouer seul :
— Il a l’air triste. Tu devrais passer plus de temps avec lui au lieu de t’occuper du linge.
Je serre les dents. Je voudrais lui crier que je fais de mon mieux, que je suis épuisée, que parfois j’ai juste envie de disparaître. Mais je me tais. J’ai peur d’être jugée encore plus durement.
Le soir, quand tout le monde dort enfin, je m’assois dans la cuisine sombre. Je regarde mes mains abîmées par les produits ménagers et je me demande : suis-je une mauvaise mère ? Une mauvaise épouse ?
Un jour, alors que je ramasse les jouets dans le salon, Lucie s’approche timidement :
— Maman, pourquoi tu pleures ?
Je ne savais pas que je pleurais. Je la serre contre moi et je sens sa petite main caresser mes cheveux.
— C’est rien, ma chérie… Maman est juste fatiguée.
Mais ce n’est pas rien. C’est tout. C’est cette fatigue qui me ronge, cette impression d’être jugée à chaque instant. Même au parc avec les autres mamans, je me sens différente. Elles semblent si sûres d’elles, si épanouies… Moi, j’ai l’impression de jouer un rôle qui n’est pas le mien.
Un samedi matin, alors que Marc lit son journal dans le salon, j’ose enfin aborder le sujet :
— Marc… Tu trouves que je ne fais pas assez ?
Il lève à peine les yeux :
— Je ne dis pas ça… Mais regarde autour de toi. On dirait que tu es débordée tout le temps.
— Parce que je le suis ! Je fais tout ce que je peux… Mais j’ai l’impression que quoi que je fasse, ce n’est jamais suffisant.
Il soupire :
— Tu dramatises toujours tout.
Je me lève brusquement et sors sur le balcon. L’air frais me gifle le visage. J’ai envie de hurler. Pourquoi personne ne voit-il mes efforts ? Pourquoi faut-il toujours comparer ?
Le lendemain, ma belle-mère arrive avec un gâteau.
— Claire, tu devrais vraiment penser à reprendre un travail. Ça te ferait du bien… Et puis Marc aurait moins à s’inquiéter.
Je sens la colère monter.
— Vous croyez vraiment que je ne fais rien ici ? Que tout cela n’a aucune valeur ?
Elle me regarde, surprise par ma révolte soudaine.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire…
Mais c’est trop tard. Les mots sont sortis. Je monte dans ma chambre et claque la porte. Pour la première fois depuis longtemps, j’ai osé dire ce que je ressens.
Le soir venu, Marc frappe à la porte.
— Claire… On peut parler ?
Je le laisse entrer. Il s’assoit au bord du lit.
— Je ne savais pas que tu souffrais autant…
Je fonds en larmes.
— J’ai besoin d’aide, Marc. J’ai besoin qu’on arrête de me juger tout le temps. J’ai besoin qu’on reconnaisse ce que je fais.
Il me prend la main.
— Je suis désolé… Je vais essayer d’être plus attentif.
Ce n’est pas une solution miracle. Mais c’est un début. Petit à petit, j’apprends à dire non à ma belle-mère, à demander de l’aide à Marc et même à accepter que tout ne soit pas parfait.
Mais chaque soir, quand la maison s’endort et que le silence revient, une question me hante : pourquoi est-ce si difficile d’être reconnue pour ce qu’on fait à la maison ? Pourquoi tant de femmes comme moi se sentent-elles invisibles ? Est-ce qu’un jour on arrêtera enfin de nous juger ?
Et vous… avez-vous déjà ressenti cette solitude derrière les murs de votre propre foyer ?