Quand l’Égalité S’invite à Table : Chronique d’une Mère Française
— Tu ne vas pas me dire que Paul fait la vaisselle tous les soirs ?
La voix de ma voisine, Martine, résonne encore dans ma tête. Nous étions assises sur le petit banc du square, entourées des cris des enfants et du parfum des tilleuls. J’ai haussé les épaules, tentant de masquer mon trouble. Mais au fond de moi, tout bouillonnait.
Je m’appelle Alice, j’ai 62 ans, et je croyais avoir tout compris à la vie de famille. J’ai élevé trois enfants dans notre appartement du 7ème arrondissement de Lyon, jonglant entre mon travail à la mairie et les repas du soir. Mon mari, Gérard, n’a jamais touché une casserole — « chacun son rôle », disait-il. Et puis Paul a rencontré Camille.
Camille, c’est une tornade. Elle est arrivée dans notre vie avec ses idées bien arrêtées sur l’égalité, la répartition des tâches, le respect mutuel. Au début, je l’ai trouvée charmante, pleine d’énergie. Mais très vite, j’ai senti que quelque chose changeait. Paul, mon fils si doux, si discret, s’est mis à parler de « charge mentale », à proposer de préparer le dîner quand ils venaient nous voir. Un soir, il a même osé me dire :
— Maman, laisse-moi débarrasser la table. Tu as déjà fait assez.
J’ai ri jaune. Je me suis sentie inutile, presque offensée. Depuis quand un homme débarrasse-t-il la table chez nous ?
Le vrai choc est venu lors du premier Noël passé ensemble. Toute la famille était réunie autour de la grande table en bois. Comme chaque année, j’avais passé deux jours à cuisiner la dinde et les bûches. Après le repas, alors que je me levais pour tout ranger, Camille a posé sa main sur mon bras :
— Alice, on va faire autrement cette année. Les hommes aussi vont aider.
Un silence glacial a envahi la pièce. Gérard a toussé, mes filles ont baissé les yeux. Paul s’est levé sans un mot et a commencé à empiler les assiettes. J’ai senti mes joues brûler de honte et de colère mêlées.
Les semaines suivantes ont été tendues. Je ne reconnaissais plus mon fils. Il parlait d’équilibre dans le couple, de respect du temps de chacun. Il disait que Camille travaillait autant que lui et qu’il était normal qu’ils partagent tout à la maison.
— Mais tu n’as pas honte ? lui ai-je lancé un soir où il passait nous voir seul. Tu laisses ta femme te dicter ta conduite ?
Il m’a regardée longuement avant de répondre :
— Non maman. Je choisis d’être son égal.
J’ai pleuré ce soir-là. Pas seulement pour lui, mais pour moi aussi. Pour toutes ces années où j’ai cru que servir les autres était ma seule valeur.
Martine m’a dit :
— Tu devrais être fière ! Ton fils est un homme moderne.
Mais je n’arrivais pas à m’y faire. À chaque fois que je voyais Paul mettre la main à la pâte chez lui ou chez nous, j’avais l’impression qu’on me volait quelque chose. Mon rôle de mère, ma place dans la famille.
Un dimanche, alors que je gardais leur petite fille Léa, j’ai surpris une conversation entre Paul et Camille dans la cuisine :
— Tu sais, maman a du mal avec tout ça…
— Je comprends, mais on ne peut pas revenir en arrière. On doit montrer à Léa qu’il n’y a pas de tâches réservées aux femmes ou aux hommes.
Leur voix était douce, complice. J’ai eu un pincement au cœur en réalisant qu’ils étaient heureux ainsi.
Peu à peu, j’ai commencé à observer autour de moi. Chez mes amies aussi, les choses changeaient : leurs filles exigeaient plus d’équité dans leur couple ; leurs fils n’avaient plus honte d’étendre le linge ou de préparer un gratin dauphinois.
Un jour, Camille m’a invitée à cuisiner avec elle et Paul pour l’anniversaire de Léa. Au début, j’ai voulu tout diriger comme avant. Mais ils m’ont doucement guidée vers une autre façon de faire : chacun avait sa tâche, on riait ensemble, personne ne se sacrifiait pour les autres.
Ce soir-là, en rentrant chez moi, j’ai repensé à ma propre mère qui me répétait : « Une femme doit savoir tout faire pour sa famille ». Et si elle s’était trompée ? Et si le bonheur venait justement du partage ?
Aujourd’hui encore, il m’arrive d’avoir du mal à lâcher prise. Mais je vois bien que Paul et Camille sont plus épanouis que Gérard et moi ne l’avons jamais été. Leur complicité me touche ; leur fille grandit sans peur d’être jugée parce qu’elle préfère jouer au foot ou aider son père à faire un gâteau.
Alors je me demande : ai-je eu tort de vouloir tout porter seule ? Est-ce que l’égalité dans le couple est vraiment la clé du bonheur ? Et vous, qu’en pensez-vous ?