Quand l’amour devient un compte à rebours : mon mari, mon fils, et la facture de trop

« Camille, tu as reçu ta paie ? »

La voix de Julien résonne dans la cuisine, froide, presque étrangère. Je serre plus fort la tasse de café entre mes mains. Notre fils, Arthur, babille dans son transat, inconscient de la tension qui s’installe. Je n’ose pas répondre tout de suite. Depuis que j’ai repris ce petit boulot à la médiathèque municipale, je sens que quelque chose a changé entre nous.

« Oui… pourquoi ? »

Julien ne me regarde même pas. Il feuillette les factures posées sur la table. « Il faudrait que tu participes au loyer ce mois-ci. Et puis… les couches d’Arthur, c’est toi qui t’en occupes maintenant. »

Je reste figée. J’ai l’impression que le sol se dérobe sous mes pieds. Jusqu’à présent, Julien avait toujours assuré que nous étions une équipe, qu’il comprenait que je mette ma carrière entre parenthèses pour Arthur. Il gagnait bien sa vie comme ingénieur à Lyon ; moi, j’avais accepté ce sacrifice en pensant que c’était temporaire, pour notre famille.

« Tu es sérieux ? » Ma voix tremble malgré moi.

Il hausse les épaules, comme si c’était une évidence. « Tu travailles, non ? C’est normal que tu contribues. »

Je voudrais hurler, pleurer, mais Arthur me regarde avec ses grands yeux ronds. Je ravale mes larmes et me lève pour aller préparer son biberon. Dans ma tête, tout se bouscule : les nuits blanches, les couches changées à la chaîne, les rendez-vous chez le pédiatre où Julien ne vient jamais parce qu’il « travaille, lui ». Et maintenant ça : payer le loyer avec mon salaire de misère et acheter les couches alors que chaque centime compte.

Le soir même, j’appelle ma mère. Elle habite à Saint-Étienne, à deux heures de train. « Maman… tu crois que c’est normal ? »

Sa voix est douce mais fatiguée : « Ma chérie, chaque couple s’organise comme il peut… Mais tu ne dois pas tout porter seule. »

Je sens qu’elle évite de prendre parti. Elle a toujours été discrète sur ses propres difficultés avec mon père. Mais moi, je n’ai pas envie de me taire.

Les jours passent et la tension s’installe. Julien rentre tard, prétexte des réunions interminables. Je gère tout : Arthur, les lessives, les courses, la paperasse. Mon salaire part dans le loyer et les couches, il ne me reste rien pour moi. Un soir, alors qu’Arthur pleure sans raison apparente, je craque.

« Julien, tu pourrais au moins m’aider ! »

Il soupire en posant son ordinateur portable sur la table basse. « J’ai eu une journée épuisante… Tu crois que c’est facile pour moi ? »

Je m’effondre sur le canapé. « Et pour moi alors ? Tu crois que c’est facile de tout gérer seule ? »

Il me regarde enfin, mais je ne reconnais plus l’homme que j’ai épousé. « Tu voulais retravailler, non ? Assume maintenant. »

Cette phrase me transperce comme une lame glacée.

Les semaines suivantes ressemblent à un mauvais rêve. Je me surprends à envier les autres mamans du parc qui rient avec leurs maris ou qui se plaignent gentiment de leur fatigue partagée. Moi, je me sens seule au monde.

Un samedi matin, alors que je prépare le petit-déjeuner, Julien annonce : « J’ai réservé un week-end avec des collègues à Annecy. J’ai besoin de souffler un peu. »

Je reste sans voix. « Et moi ? Tu crois que je n’en ai pas besoin ? »

Il hausse les épaules : « Tu as tes après-midis libres… »

Je ris nerveusement. Libres ? Entre les couches, les repas d’Arthur et le ménage ?

Ce soir-là, après avoir couché Arthur, je m’effondre en larmes dans la salle de bains. Je pense à tout ce que j’ai sacrifié pour cette famille : mes ambitions professionnelles, mes sorties entre amies, même mon corps qui ne m’appartient plus vraiment depuis la grossesse.

Je repense à notre mariage à la mairie du 6e arrondissement de Lyon, à nos promesses d’entraide et de soutien mutuel. Où sont-elles passées ?

Un dimanche après-midi, ma meilleure amie Sophie passe me voir avec ses deux enfants. Elle remarque mes yeux rougis.

« Camille… tu ne peux pas continuer comme ça. Tu as pensé à consulter quelqu’un ? »

Je secoue la tête. « J’ai honte… J’ai l’impression d’être ingrate alors que Julien travaille dur… »

Sophie me prend la main : « Ce n’est pas ça être une famille. Tu as le droit d’être soutenue aussi. »

Ses mots résonnent en moi toute la nuit.

Quelques jours plus tard, lors d’un rendez-vous à la PMI pour Arthur, l’infirmière me demande comment je vais vraiment. Pour la première fois depuis des mois, je craque devant une inconnue.

« Je n’en peux plus… Je me sens seule… Mon mari ne m’aide pas… Il me demande même de payer le loyer et les couches alors que je gagne trois fois moins que lui… »

L’infirmière pose sa main sur mon bras : « Vous n’êtes pas seule à vivre ça. Beaucoup de femmes se retrouvent coincées dans ce genre de situation… Il faut en parler autour de vous. »

En rentrant chez moi ce soir-là, je prends une décision : je ne veux plus subir.

Le lendemain matin, j’attends Julien dans la cuisine.

« Il faut qu’on parle », dis-je d’une voix ferme.

Il lève les yeux vers moi, surpris par mon ton.

« Je ne peux plus continuer comme ça. Si tu refuses de partager les responsabilités et si tu continues à me traiter comme une colocataire plutôt que comme ta femme et la mère de ton fils… alors il faudra qu’on envisage une séparation. »

Julien blêmit mais ne répond rien.

Pour la première fois depuis longtemps, je me sens forte.

Aujourd’hui encore, je me demande : comment en est-on arrivé là ? Est-ce vraiment ça, être une famille en France en 2024 ? Est-ce normal qu’une femme doive choisir entre son autonomie et sa dignité ? Qu’en pensez-vous ?