« Ce n’est pas un vrai travail ? » – Quand j’ai demandé à mon mari de me payer pour élever notre fille
« Tu crois vraiment que ce n’est pas un vrai travail ? » Ma voix tremble, mais je ne baisse pas les yeux. Paul, assis en face de moi dans la cuisine, reste silencieux. Il y a quelques minutes à peine, il est rentré du bureau, fatigué, mais pas plus que moi. J’ai passé la journée à courir après Camille, notre fille de trois ans, à préparer les repas, à nettoyer, à consoler ses colères, à inventer des jeux pour la distraire. Et ce soir, alors que je m’effondre sur une chaise, il me lance : « Tu as eu de la chance d’être à la maison aujourd’hui. »
Je sens la colère monter. Je serre la tasse de thé entre mes mains pour ne pas crier. « De la chance ? Tu crois que c’est de la chance de ne pas avoir une minute pour soi ? De ne pas pouvoir aller aux toilettes sans qu’on tambourine à la porte ? »
Paul soupire. « Je ne voulais pas dire ça… »
Mais c’est trop tard. Les mots sont sortis. Je me lève brusquement. « Si tu penses que ce n’est pas un vrai travail, alors paie-moi ! Paie-moi pour chaque couche changée, chaque repas préparé, chaque nuit écourtée parce qu’elle fait des cauchemars ! »
Il me regarde comme si j’étais devenue folle. Mais je ne plaisante pas. Je suis épuisée, vidée, invisible. Depuis trois ans, j’ai mis ma carrière entre parenthèses pour m’occuper de Camille. J’aimais mon métier d’infirmière à l’hôpital de Nantes. J’aimais sentir que j’étais utile, reconnue. Mais depuis la naissance de Camille, tout le monde – même ma propre mère – considère que c’est normal que je sois là pour elle.
Le lendemain matin, Paul part travailler sans un mot. Je reste seule avec Camille qui réclame son petit-déjeuner en chantant. Je souris faiblement et je m’active. Mais dans ma tête, la question tourne en boucle : pourquoi mon travail n’a-t-il aucune valeur ?
À midi, ma belle-mère débarque sans prévenir. Elle pose son sac sur la table et me lance : « Tu as l’air fatiguée, Lucie. Il faut te reposer un peu ! » Je ravale mes larmes. Elle ne comprend pas non plus.
Le soir venu, Paul rentre plus tôt. Il s’assoit près de moi sur le canapé alors que Camille dort enfin.
— Tu es sérieuse pour… le salaire ?
— Oui, je suis sérieuse.
— Mais Lucie… On est une famille. On partage tout.
— Non, Paul. Toi tu as ton salaire, ta reconnaissance au travail, tes collègues qui te respectent. Moi j’ai quoi ? Des factures à payer et des lessives à faire.
Il baisse les yeux. Je vois qu’il cherche ses mots.
— Tu veux combien ?
Je ris nerveusement.
— Ce n’est pas une question d’argent ! C’est une question de respect ! J’aimerais juste que tu comprennes ce que je vis tous les jours.
Il se tait longtemps. Puis il propose :
— Et si on échangeait nos rôles ce week-end ? Je m’occupe de Camille et de la maison, et toi tu fais ce que tu veux.
J’accepte sans hésiter.
Le samedi matin, je pars marcher seule sur les bords de l’Erdre. J’écoute le silence. Je respire enfin. Quand je rentre en fin d’après-midi, Paul a l’air lessivé. Camille a renversé son jus sur le tapis, refusé de faire la sieste et pleuré parce qu’elle voulait sa maman.
Le soir, il s’excuse.
— Je ne savais pas… Je croyais comprendre mais… c’est épuisant.
Je fonds en larmes dans ses bras.
Les jours suivants, Paul propose qu’on revoie notre organisation : il prend désormais deux jours de télétravail par semaine pour partager les tâches et s’occuper de Camille. Il insiste aussi pour qu’on mette en place un budget « temps libre » pour moi : une soirée par semaine où je peux sortir ou simplement être seule.
Mais au fond de moi, une blessure reste ouverte. Pourquoi faut-il toujours se battre pour être reconnue ? Pourquoi le travail des femmes à la maison est-il si invisible ?
Aujourd’hui encore, alors que Camille a grandi et que j’ai repris mon poste à mi-temps à l’hôpital, je repense souvent à cette soirée où j’ai demandé à être payée pour aimer et élever ma fille.
Est-ce qu’on doit vraiment mettre un prix sur tout pour être respectée ? Ou bien est-ce à la société – et à nos proches – d’ouvrir enfin les yeux sur ce que valent nos sacrifices ?