« Alors, on est d’accord ? Tu signes le prêt. » : Le jour où j’ai tout quitté

« Alors, on est d’accord ? Tu signes le prêt. »

La voix de ma belle-mère, Monique, résonne encore dans ma tête, sèche et tranchante comme une lame. Je suis assise à la table de la cuisine, les mains moites sur la nappe en toile cirée, entourée d’Antoine, mon mari, de ses parents et de sa sœur. Je sens mon cœur cogner dans ma poitrine. Personne ne me regarde vraiment. On dirait que je suis invisible.

— Camille, tu comprends bien que c’est pour le bien de la famille, intervient Monique, les bras croisés sur sa poitrine imposante. On a besoin de ce prêt pour refaire la toiture et agrandir la maison. Antoine n’a pas assez d’ancienneté à la banque, mais toi, avec ton CDI à la mairie…

Je déglutis difficilement. J’ai 21 ans, je travaille à mi-temps à la mairie de Tours et je poursuis une licence de lettres par correspondance. Je n’ai jamais eu un centime de côté. Je n’ai jamais signé un prêt de ma vie.

— Mais… c’est beaucoup d’argent… Et si on ne peut pas rembourser ?

Antoine lève à peine les yeux de son téléphone.

— Arrête de t’inquiéter pour rien, Camille. Mes parents savent ce qu’ils font.

Je sens les larmes me monter aux yeux, mais je ravale ma fierté. Depuis notre mariage éclair — six mois à peine après notre rencontre — j’ai l’impression d’être devenue un meuble dans cette maison. On m’appelle « la petite », on me confie les courses, la lessive, on me fait sentir que je dois gratitude et obéissance pour avoir été « accueillie » ici.

Mais ce soir-là, c’est différent. Ce n’est plus une question de vaisselle ou de ménage. C’est mon avenir qu’on veut engager sans même me consulter vraiment.

— Je… Je préfère réfléchir encore un peu, dis-je d’une voix tremblante.

Un silence glacial s’abat sur la pièce. Monique soupire bruyamment.

— Toujours en train de tergiverser ! Tu n’as aucun sens des responsabilités, Camille. Tu crois que la vie c’est comme dans tes romans ? Ici, on se serre les coudes.

Je regarde Antoine, espérant un signe de soutien. Il hausse les épaules et marmonne :

— Fais pas d’histoire, s’il te plaît.

C’est là que quelque chose se brise en moi. Je me lève brusquement, la chaise grince sur le carrelage.

— Je vais prendre l’air.

Je sors dans le jardin, le froid de novembre me gifle le visage. Je respire à grandes goulées, le regard perdu sur les lumières jaunes des maisons voisines. J’entends encore les éclats de voix derrière moi :

— Elle exagère ! Elle va finir par nous mettre dans la merde !

Je repense à ma mère, à son petit appartement à Saint-Pierre-des-Corps, à ses bras rassurants quand j’étais enfant. J’ai envie de pleurer comme une gamine. Mais je me retiens. J’ai grandi trop vite depuis que j’ai épousé Antoine.

Je rentre tard ce soir-là. Personne ne m’adresse la parole. Le lendemain matin, Monique pose devant moi une liasse de papiers :

— Tu signes ce soir ou tu peux aller dormir ailleurs.

Je regarde Antoine. Il détourne les yeux.

Je monte dans notre minuscule chambre mansardée. J’ouvre ma valise et commence à y jeter mes affaires en vrac : quelques vêtements, mes livres de fac, une photo de moi enfant avec ma mère au bord de la Loire. Mes mains tremblent mais je continue.

Antoine entre sans frapper.

— Tu fais quoi là ?

— Je pars.

Il me regarde comme si j’étais folle.

— Pour un prêt ? T’es sérieuse ?

Je sens toute la colère accumulée sortir d’un coup :

— Ce n’est pas qu’un prêt ! C’est toute ma vie qu’on décide sans moi ! Tu ne comprends donc pas ?

Il ne répond rien. Il sort en claquant la porte.

Je descends l’escalier avec ma valise. Monique me lance un regard noir.

— Tu vas regretter, Camille. On t’a tout donné ici.

Je ne réponds pas. Je sors dans la nuit glaciale et j’appelle un taxi avec mon vieux portable fissuré.

Le trajet jusqu’à chez ma mère me semble irréel. Elle m’ouvre la porte en pyjama, les yeux embués d’inquiétude.

— Ma chérie… Qu’est-ce qui s’est passé ?

Je fonds en larmes dans ses bras. Je lui raconte tout : le prêt, l’indifférence d’Antoine, le sentiment d’être étrangère dans ma propre vie.

Elle me caresse les cheveux comme quand j’étais petite.

— Tu as bien fait de partir. Personne n’a le droit de te forcer à quoi que ce soit.

Les jours suivants sont difficiles. Antoine m’envoie des messages froids : « Tu pourrais au moins t’excuser auprès de mes parents ». Monique m’appelle pour me dire que je suis ingrate et irresponsable.

Mais peu à peu, je respire mieux. Je reprends mes études plus sérieusement. Je trouve un petit boulot dans une librairie du centre-ville. Ma mère m’aide à retrouver confiance en moi.

Un soir d’hiver, alors que je range des livres sur les étagères, je repense à cette scène autour de la table familiale. À ce moment précis où j’ai choisi de dire non.

Ai-je eu tort de tout quitter pour préserver ma dignité ? Est-ce vraiment égoïste de refuser qu’on décide pour moi ?

Et vous… Qu’auriez-vous fait à ma place ?