Quand mon père a décidé de vivre à mes dépens : chronique d’une maternité volée
— Tu pourrais au moins me préparer un café, non ?
La voix de mon père résonne dans la cuisine, tranchante, presque blessante. Je serre les dents, tenant dans mes bras mon fils de trois semaines qui pleure sans discontinuer depuis l’aube. Je n’ai pas dormi plus de deux heures cette nuit. Mon regard se pose sur la tasse vide posée devant lui, sur la table en formica que j’ai héritée de ma grand-mère. Il ne me regarde même pas, absorbé par son journal, comme si ma fatigue n’existait pas.
Je m’appelle Claire. J’ai trente-deux ans, je vis à Lyon et je viens d’accoucher de mon premier enfant. Mon compagnon, Julien, travaille toute la journée et ne rentre qu’à vingt heures. Depuis trois semaines, mon père, Gérard, a emménagé chez nous. Il a pris sa retraite anticipée après trente-sept ans passés à la SNCF. Il a débarqué avec deux valises et une certitude : maintenant que je suis mère et « à la maison », il pouvait compter sur moi pour s’occuper de lui.
— Tu sais, Claire, à mon époque, on respectait ses parents. On ne les laissait pas tomber comme des chiens.
Il répète cette phrase chaque fois que j’ose exprimer un besoin ou une fatigue. Je me sens coupable, égoïste. Pourtant, je n’ai jamais eu une relation facile avec lui. Ma mère est morte quand j’avais dix ans. Il a toujours été distant, autoritaire, parfois même violent dans ses mots. Mais aujourd’hui, il est vieux, seul… et il attend que je sois forte pour deux.
Les jours passent dans une routine étouffante. Je me lève pour donner le sein à Léo, je prépare le petit-déjeuner pour mon père qui râle si le pain n’est pas frais. Il se plaint du bruit du bébé, de la télévision trop forte ou trop basse, du fait que je ne cuisine pas « comme avant ». Parfois il s’enferme dans sa chambre et ne parle plus pendant des heures. Parfois il surgit dans le salon pour me reprocher de ne pas avoir rangé ses affaires.
Un soir, alors que Julien rentre épuisé du travail, je fonds en larmes devant lui.
— Je n’en peux plus… Il me traite comme une gamine. J’ai l’impression d’étouffer dans ma propre maison.
Julien me prend dans ses bras mais son regard trahit son impuissance. Il respecte mon père — ou plutôt il n’ose pas s’opposer à lui. « C’est ton père », répète-t-il. Comme si cela justifiait tout.
Un dimanche matin, alors que je change Léo sur la table à langer improvisée dans notre minuscule salle de bains, mon père entre sans frapper.
— Tu pourrais faire attention à l’eau partout ! Tu crois que c’est toi qui paies les factures ?
Je sens la colère monter en moi comme un raz-de-marée. Je serre les poings pour ne pas hurler. Je voudrais lui dire qu’ici, c’est chez moi. Que c’est moi qui paie le loyer avec Julien, moi qui gère les courses et les lessives, moi qui veille sur un nourrisson jour et nuit… Mais les mots restent coincés dans ma gorge.
Le soir même, j’appelle ma sœur aînée, Sophie, qui vit à Bordeaux.
— Tu ne pourrais pas prendre Papa chez toi quelques semaines ?
Elle soupire au téléphone.
— Tu sais bien que c’est impossible avec les enfants et le boulot… Et puis tu es en congé maternité, tu as plus de temps que moi.
Plus de temps ? Je raccroche en tremblant. Personne ne comprend ce que je vis. Personne ne voit que je m’efface peu à peu derrière les besoins des autres.
Les jours suivants sont pires encore. Mon père commence à critiquer ma façon d’élever Léo.
— Tu le portes trop ! Tu vas en faire un capricieux…
Ou bien :
— À ton âge, ta mère avait déjà repris le travail. T’es trop fragile.
Je me sens humiliée, rabaissée. Je doute de tout : suis-je une mauvaise fille ? Une mauvaise mère ?
Un soir d’orage, alors que Léo hurle et que mon père tape du poing sur la table parce qu’il n’a pas eu son dessert préféré, quelque chose se brise en moi.
— Papa, ça suffit !
Ma voix tremble mais elle est ferme. Il me regarde comme si je venais de le gifler.
— Je ne peux pas tout faire ! J’ai besoin d’aide moi aussi !
Il détourne les yeux. Pour la première fois depuis des semaines, il se tait.
Cette nuit-là, je ne dors pas. Je repense à toutes ces années où j’ai courbé l’échine devant lui. À toutes ces fois où j’ai cru que mon devoir de fille passait avant tout — même avant ma propre santé mentale.
Le lendemain matin, je prépare une valise pour lui. Je l’aide à appeler une assistante sociale pour qu’il entame des démarches pour un logement adapté. Il proteste un peu mais il sent que quelque chose a changé.
Quand il quitte l’appartement une semaine plus tard, il ne dit presque rien. Moi non plus. Mais je sens un poids immense s’envoler de mes épaules.
Aujourd’hui encore, je me demande : jusqu’où doit-on aller par devoir familial ? À quel moment avons-nous le droit de dire stop et de penser à nous-mêmes ? Est-ce égoïste de vouloir vivre sa propre vie ?
Et vous… qu’auriez-vous fait à ma place ?