Quand l’amour se transforme : le bouleversement de Claire à 56 ans
— Tu ne comprends donc jamais rien, Gérard ! s’écria Claire en claquant la porte de la cuisine. Je restai figé, la tasse de café tremblant dans ma main. Depuis quand ma femme me parlait-elle ainsi ? Depuis quand passait-elle plus de temps chez nos enfants que chez nous ?
Je m’appelle Gérard, j’ai 58 ans. Claire et moi sommes mariés depuis plus de trente ans. Nous avons deux enfants, Émilie et Thomas, qui ont quitté la maison depuis longtemps. Notre vie était simple, rythmée par les habitudes : le marché du samedi matin, les promenades au parc Monceau, les soirées devant la télévision. Mais depuis quelques mois, tout a changé.
Claire a commencé à passer ses journées chez Émilie ou Thomas. Elle leur proposait son aide pour tout : garder les petits-enfants, faire le ménage, préparer des repas. Au début, j’ai trouvé ça attendrissant. Mais très vite, j’ai compris que quelque chose clochait. Elle rentrait tard, fatiguée mais étrangement satisfaite, et me lançait des piques à peine voilées :
— Tu pourrais aussi t’impliquer un peu plus dans la vie des enfants, tu sais.
Je ne reconnaissais plus la femme que j’avais épousée. Elle qui riait de mes blagues nulles, qui adorait nos soirées scrabble… Désormais, elle me regardait avec un mélange d’agacement et de pitié. Un soir, alors que je tentais maladroitement de lui parler, elle m’a coupé net :
— Gérard, tu ne vois donc pas que tout m’ennuie ici ? J’ai besoin d’exister autrement qu’en tant que ta femme.
J’ai ressenti un coup de poignard. Comment ça, « exister autrement » ? N’étions-nous pas heureux ? Avais-je raté quelque chose ?
Les semaines suivantes furent un calvaire. Claire se montrait distante, presque froide. Elle critiquait tout : ma façon de cuisiner (« Tu pourrais au moins essayer de varier les plats »), ma tenue (« Tu comptes rester en jogging toute la journée ? »), même ma manière d’être grand-père (« Tu ne sais pas parler aux enfants »). J’avais l’impression d’être devenu un étranger dans ma propre maison.
Un dimanche matin, alors que je tentais de préparer le petit-déjeuner, Claire est entrée dans la cuisine en soupirant bruyamment :
— Laisse tomber Gérard, je vais le faire. Tu vas encore mettre du beurre partout.
J’ai explosé :
— Mais qu’est-ce qui t’arrive à la fin ? Tu passes ton temps à me rabaisser !
Elle m’a regardé droit dans les yeux, sans ciller :
— Peut-être parce que j’en ai marre de tout faire pour toi depuis trente ans.
Le silence est tombé entre nous comme une chape de plomb. J’ai quitté la pièce sans un mot. Je me suis réfugié sur le balcon, le cœur battant à tout rompre. Je repensais à nos débuts : nos vacances à Biarritz, nos fous rires dans la vieille Twingo verte… Où était passée cette complicité ?
J’ai tenté d’en parler à Émilie lors d’un déjeuner chez elle. Elle m’a écouté poliment mais a haussé les épaules :
— Papa, maman a toujours été là pour nous. Peut-être qu’elle a juste envie de penser un peu à elle maintenant.
Penser à elle ? Mais n’était-ce pas ce que je faisais aussi ? Après tout, je travaillais encore à mi-temps à la mairie du 14e arrondissement pour arrondir nos fins de mois. Je croyais faire ma part.
Un soir d’avril, alors que Claire rentrait encore tard de chez Thomas, je l’attendais dans le salon. J’avais préparé une bouteille de vin et deux verres. Quand elle est entrée, elle a eu un mouvement de recul.
— On peut parler ? ai-je demandé d’une voix tremblante.
Elle s’est assise en face de moi, les bras croisés.
— Je ne comprends plus ce qui se passe entre nous, ai-je commencé. Tu es distante… Tu passes ton temps avec les enfants… On dirait que tu me fuis.
Elle a détourné le regard.
— Gérard… Je crois que je traverse quelque chose que tu ne peux pas comprendre. J’ai l’impression d’avoir raté ma vie. J’ai été mère, épouse… Mais qui suis-je vraiment ?
J’ai senti mes yeux s’embuer. J’ai voulu lui prendre la main mais elle l’a retirée doucement.
— Je ne veux pas te blesser. Mais j’étouffe ici. J’ai besoin d’air…
Les jours suivants furent un supplice silencieux. Nous vivions côte à côte comme deux inconnus. Je faisais semblant de ne rien voir mais chaque absence de Claire me déchirait un peu plus.
Un soir, alors qu’elle rangeait ses affaires pour aller dormir chez Émilie « quelques jours », j’ai craqué :
— Tu vas revenir au moins ?
Elle s’est arrêtée sur le pas de la porte.
— Je ne sais pas Gérard… J’ai besoin de réfléchir.
La porte s’est refermée doucement derrière elle. J’ai senti le vide m’envahir.
Depuis ce jour-là, je vis dans l’attente d’un signe. Un message, un appel… Rien. Les enfants évitent le sujet quand je les vois. Les voisins chuchotent sur mon passage.
Je me demande chaque soir ce que j’aurais pu faire différemment. Est-ce vraiment une crise du milieu de vie ? Ou bien avons-nous simplement oublié de nous aimer autrement ?
Et vous… Est-ce qu’on peut vraiment se réinventer après trente ans de vie commune ? Ou bien est-ce juste une illusion qui finit par tout détruire ?