Épuisée d’être invisible : le cri silencieux d’une mère française
— Paul, tu pourrais au moins vider le lave-vaisselle ce soir ?
Ma voix tremble à peine, mais je sens déjà la boule dans ma gorge. Il ne lève même pas les yeux de son téléphone. Les enfants crient dans le salon, Léa a renversé son jus sur le tapis, et Arthur réclame son histoire du soir. Je suis debout depuis six heures, j’ai couru entre la crèche, le boulot à la mairie, les courses, et maintenant… je supplie pour un geste simple.
— Je suis crevé, Claire. J’ai eu une journée de dingue, tu sais.
Je serre les poings. Moi aussi, j’ai eu une journée de dingue. Mais ça, il ne le voit pas. Ou il ne veut pas le voir. Depuis des mois, c’est la même scène qui se rejoue chaque soir dans notre appartement du 7ème arrondissement. Paul rentre, pose sa sacoche, s’affale sur le canapé. Moi, je continue : lessive, repas, devoirs des enfants, bains…
Je me souviens du temps où on riait ensemble en préparant des crêpes le dimanche matin. Où il me disait qu’on ferait tout à deux. Mais aujourd’hui, j’ai l’impression d’être devenue invisible. Une machine à tout faire. Même ma mère m’a dit l’autre jour :
— Tu sais Claire, c’est normal, les hommes ne voient pas ce qu’il y a à faire…
Non, ce n’est pas normal. Ce n’est plus normal.
Ce soir-là, après avoir couché les enfants, je m’effondre sur le lit. Paul arrive enfin dans la chambre.
— Tu fais la tête ?
Je respire fort pour ne pas crier.
— Je suis juste fatiguée. J’aimerais que tu m’aides plus à la maison. On travaille tous les deux à temps plein…
Il soupire.
— Tu dramatises toujours tout. Regarde autour de toi : toutes les femmes font ça.
Cette phrase me transperce. Je pense à mes collègues de la mairie qui racontent la même chose à la pause café. À Julie qui a fait un burn-out l’an dernier parce que son mari ne levait pas le petit doigt. À Sophie qui a quitté son compagnon pour retrouver un peu d’air.
Mais moi ? J’ai peur. Peur de tout casser pour une histoire de vaisselle et de linge sale. Peur que mes enfants souffrent si je décide de partir. Peur d’être seule.
Le lendemain matin, je me réveille avant tout le monde. Je regarde Paul dormir paisiblement et je ressens un mélange de tendresse et de colère. Comment peut-il ignorer à ce point mon épuisement ?
Au petit-déjeuner, Léa me demande :
— Maman, pourquoi tu pleures ?
Je sèche vite mes larmes.
— Ce n’est rien ma chérie, maman est juste un peu fatiguée.
Mais dans ma tête, c’est la tempête. Je repense à cette réunion au travail où mon chef m’a demandé pourquoi j’avais l’air si absente ces derniers temps. J’ai failli lui répondre que je n’avais plus d’énergie pour rien d’autre que survivre.
Le week-end arrive. Je tente une nouvelle approche avec Paul.
— Et si on faisait un planning des tâches ? Comme ça, chacun sait ce qu’il doit faire chaque jour…
Il hausse les épaules.
— Tu veux vraiment qu’on vive comme des robots ?
Je sens la colère monter.
— Non, je veux juste qu’on vive comme des adultes responsables !
Il claque la porte du salon sans répondre. Les enfants me regardent avec des yeux ronds. Je me sens minuscule.
Le soir venu, j’appelle ma sœur Marion.
— Tu dois lui parler franchement, Claire. Sinon tu vas t’épuiser jusqu’à tomber malade.
Mais parler franchement… Je l’ai déjà fait cent fois ! Est-ce que c’est moi qui exagère ? Est-ce que je devrais accepter cette vie ?
Le lundi suivant, alors que je plie du linge devant la télé allumée en bruit de fond, un reportage passe sur la « charge mentale » des femmes en France. Des témoignages qui ressemblent au mien. Des femmes qui s’effacent derrière leur famille jusqu’à disparaître.
Je coupe le son et regarde Paul droit dans les yeux.
— Tu sais quoi ? J’en peux plus. Si rien ne change, je vais finir par partir.
Il me regarde enfin vraiment.
— Tu ne partiras jamais, Claire…
Mais cette fois-ci, il y a quelque chose dans ma voix qui le fait douter.
Cette nuit-là, je dors mal. Je rêve que je crie dans une pièce vide et que personne ne m’entend. Au réveil, Paul a préparé le petit-déjeuner pour les enfants. Un geste minuscule mais qui me fait pleurer de soulagement et de tristesse mêlées.
Est-ce que ça va durer ? Est-ce qu’il a compris ? Ou est-ce juste pour apaiser une tempête passagère ?
Je regarde mes enfants jouer dans la lumière du matin et je me demande : combien de femmes vivent ça chaque jour en France sans jamais oser en parler ? Combien d’entre nous finiront par s’effacer complètement ?
Et vous… jusqu’où iriez-vous pour être enfin entendue ?