Qui suis-je quand même ma propre mère ne me reconnaît pas ?
— Léa, tu pourrais au moins faire un effort pour sourire sur la photo !
La voix de ma mère résonne encore dans ma tête, sèche, agacée, alors que je fixe le cliché posé sur la table du salon. C’est la photo de classe de notre sortie au Parc de la Tête d’Or, prise il y a deux jours. Je suis là, au deuxième rang, entre Camille et Thomas. Les cheveux courts, le sweat trop large, les mains dans les poches. On dirait un garçon parmi les autres. Même moi, je dois plisser les yeux pour me reconnaître.
— On dirait vraiment un petit gars, souffle ma mère en secouant la tête, sans se rendre compte que je l’entends depuis le couloir.
Je serre les poings. J’ai envie de crier, de lui dire que je suis fatiguée d’être comparée, d’être jugée, d’être invisible. Mais je me tais, comme toujours. Depuis que je suis petite, c’est la même rengaine : « Léa, tiens-toi droite », « Léa, mets une robe », « Léa, souris un peu, tu fais peur aux gens ». Je ne comprends pas pourquoi ça la dérange tant. Est-ce si grave d’être différente ?
Le lendemain matin, au petit-déjeuner, ma mère pose la photo devant moi.
— Tu ne veux pas la montrer à ta grand-mère ? Elle va encore demander où tu es sur la photo…
Je sens la colère monter. Je prends une grande inspiration.
— Peut-être qu’elle ne me reconnaîtra pas non plus, comme toi.
Ma mère relève la tête, surprise. Son regard se fait dur.
— Ce n’est pas ce que j’ai dit.
— Mais c’est ce que tu penses, non ?
Un silence lourd s’installe. Mon père lève les yeux de son journal, mal à l’aise. Il n’intervient jamais dans nos disputes. Je me lève brusquement, la chaise grince sur le carrelage.
— Je vais être en retard.
Dans le bus, je regarde mon reflet dans la vitre. Qui suis-je, vraiment ? Une fille qui ne ressemble pas à une fille ? Une erreur ? Je repense à la sortie scolaire. Les autres filles parlaient de maquillage, de garçons, de fringues. Moi, je préférais grimper aux arbres avec les garçons, courir, rire fort. Camille m’a lancé :
— Tu devrais essayer de te maquiller un peu, Léa. Tu verrais, ça te changerait.
J’ai haussé les épaules. Pourquoi faudrait-il que je change ?
À l’école, la photo circule dans la classe. Tout le monde s’amuse à se chercher, à se moquer gentiment des grimaces. Mais quand elle arrive entre les mains de Maxime, il éclate de rire :
— Eh, regardez ! On dirait qu’on a un nouveau gars dans la classe ! C’est qui celui-là ?
Tout le monde rit. Je sens mes joues brûler. Camille tente de défendre :
— Mais c’est Léa !
Maxime hausse les épaules :
— Bah, on dirait pas…
Je souris faiblement pour faire semblant que ça ne me touche pas. Mais au fond, j’ai envie de disparaître.
Le soir, je rentre chez moi en traînant les pieds. Ma mère est dans la cuisine, occupée à préparer le dîner. Je m’approche timidement.
— Maman… Tu m’aimais comment quand j’étais petite ?
Elle s’arrête, surprise par ma question.
— Bien sûr que je t’aimais… Pourquoi tu demandes ça ?
— Parce que j’ai l’impression que tu voudrais que je sois différente.
Elle soupire, pose sa cuillère et s’essuie les mains.
— Léa, tu sais… Ce n’est pas facile pour moi non plus. J’ai peur que tu souffres à cause des autres. Je voudrais juste que tu sois heureuse.
— Mais je ne peux pas être heureuse si je dois faire semblant d’être quelqu’un d’autre.
Elle me regarde longtemps, sans rien dire. Je vois ses yeux briller d’une tristesse que je ne lui connaissais pas.
— Tu sais… Quand tu es née, j’imaginais une petite fille avec des couettes et des robes à fleurs. Mais tu es différente. Et je crois que j’ai du mal à l’accepter…
Je sens une larme couler sur ma joue. Je m’approche d’elle et la serre dans mes bras.
— Je voudrais juste que tu sois fière de moi… comme je suis.
Elle me serre fort contre elle.
— Je suis fière de toi, Léa. Je dois juste apprendre à te voir vraiment.
Ce soir-là, pour la première fois depuis longtemps, je me sens un peu plus légère. Mais au fond de moi, la question reste : est-ce qu’on peut vraiment être soi-même quand même sa propre mère ne vous reconnaît pas ? Est-ce qu’on doit changer pour être aimé ou apprendre à s’aimer tel qu’on est ? Qu’en pensez-vous ?