Quand j’ai cessé de me battre seule pour notre mariage
« Tu vas encore partir sans rien dire ? » Ma voix tremblait, coincée entre la colère et la lassitude, alors qu’Étienne attrapait ses clés sur la commode de l’entrée. Il ne répondit pas. Comme d’habitude. Il enfila sa veste, évitant soigneusement mon regard, et claqua la porte derrière lui. Le silence qui suivit résonna dans tout l’appartement, aussi brutal qu’un coup de tonnerre. Je restai là, figée, les poings serrés, à me demander comment on avait pu en arriver là.
Cela faisait douze ans que nous étions mariés. Douze ans à jongler entre le travail, les enfants, les factures, les vacances chez ses parents en Bretagne et les repas du dimanche chez ma mère à Lyon. Douze ans à essayer de maintenir l’équilibre fragile d’un couple ordinaire, avec ses hauts et ses bas. Mais depuis quelques années, j’avais l’impression d’être la seule à porter ce fardeau. La seule à tendre la main après chaque dispute, même quand je n’avais rien à me reprocher. La seule à trouver les mots quand il se murait dans le silence, à sourire quand tout en moi criait « assez ».
Je me souviens d’une soirée particulièrement difficile, il y a trois mois. Les enfants étaient couchés, la vaisselle pas faite, et moi, assise sur le canapé, je fixais le mur en attendant qu’il vienne me parler. Il est passé devant moi sans un mot, s’est enfermé dans la chambre et a mis ses écouteurs. J’ai pleuré en silence, pour ne pas réveiller Camille et Paul. J’ai pleuré parce que je ne savais plus quoi faire pour sauver ce qui restait de nous.
Le lendemain matin, comme toujours, j’ai préparé le petit-déjeuner. J’ai déposé une tasse de café devant lui. Il a marmonné un « merci » sans lever les yeux. J’ai tenté une conversation :
— Tu sais, on pourrait peut-être…
— Pas maintenant, Claire. Je suis en retard.
Il est parti travailler sans un regard en arrière. J’ai eu envie de tout casser.
J’ai essayé la thérapie de couple. Il a accepté d’y aller une fois, puis a prétexté des réunions urgentes au bureau. J’ai proposé des week-ends en amoureux ; il a dit qu’il était trop fatigué ou que les enfants étaient trop petits pour rester seuls chez mes parents. J’ai même écrit une lettre, pleine de mes peurs et de mes espoirs. Je l’ai retrouvée froissée au fond de la poubelle.
Un soir d’avril, après une énième dispute sur un sujet dérisoire — le linge pas étendu — j’ai senti quelque chose se briser en moi. Je n’avais plus la force de lutter seule. J’ai arrêté d’essayer. J’ai arrêté de lui parler en premier après les disputes. J’ai arrêté de lui proposer des sorties ou des moments à deux. Je me suis concentrée sur moi-même et sur les enfants. J’ai repris la peinture, que j’avais abandonnée depuis des années. J’ai accepté plus de sorties avec mes amies. J’ai même envisagé de partir quelques jours seule à Annecy pour respirer.
C’est là que tout a changé.
Au début, Étienne n’a rien remarqué. Il continuait sa routine : travail-maison-téléphone-silence. Mais au bout de deux semaines, il a commencé à s’inquiéter. Un soir, il m’a demandé :
— Tu ne veux pas regarder un film avec moi ?
J’ai haussé les épaules :
— Je préfère lire ce soir.
Il m’a observée longuement, comme s’il découvrait une étrangère dans son salon.
Les jours suivants, il a essayé d’engager la conversation :
— Tu as passé une bonne journée ?
— Oui.
Je répondais poliment mais sans chercher à prolonger l’échange. Je n’avais plus envie de me battre pour deux.
Un matin, alors que je préparais mon sac pour aller peindre au parc, il m’a arrêtée dans le couloir :
— Claire… Est-ce qu’on peut parler ?
J’ai senti mon cœur se serrer mais je suis restée calme :
— De quoi veux-tu parler ?
Il a hésité puis s’est lancé :
— De nous… Je crois que j’ai compris certaines choses ces derniers temps. Je t’ai laissée tout faire pour nous deux et je m’en veux. J’ai eu peur d’affronter les problèmes alors je me suis réfugié dans le silence… Mais j’ai peur de te perdre maintenant.
J’ai soutenu son regard sans rien dire. Pour la première fois depuis longtemps, c’était lui qui cherchait mes yeux.
Ce soir-là, nous avons parlé pendant des heures. Il m’a écoutée sans m’interrompre. Il a reconnu ses torts, ses lâchetés, sa peur du conflit héritée de son enfance — son père hurlait dès qu’il y avait un désaccord à la maison et sa mère se taisait pour éviter l’orage.
Petit à petit, il a commencé à changer. Il m’a proposé d’aller voir un conseiller conjugal ensemble. Il a organisé un week-end surprise à Annecy — rien que nous deux — et a demandé à ma mère de garder les enfants. Il a recommencé à m’embrasser le matin avant de partir travailler.
Mais rien n’était gagné d’avance. J’avais du mal à lui faire confiance à nouveau. Parfois je me demandais si ce n’était pas trop tard, si l’amour pouvait vraiment renaître après tant d’années d’indifférence et de blessures muettes.
Un soir où nous rentrions du cinéma main dans la main — chose impensable quelques mois plus tôt — il m’a dit :
— Merci de ne pas avoir baissé les bras avant moi…
J’ai souri tristement :
— Peut-être que si j’avais arrêté plus tôt, tu aurais réagi plus tôt aussi…
Il a serré ma main plus fort.
Aujourd’hui encore, il y a des jours où je doute. Où je repense à toutes ces années où j’ai porté notre couple seule sur mes épaules fatiguées. Mais je sais aussi que quelque chose a changé en moi : je ne sacrifierai plus jamais mon bonheur pour sauver quelqu’un qui ne veut pas être sauvé.
Est-ce qu’on peut vraiment recommencer à aimer après s’être perdus ? Est-ce que le pardon suffit pour réparer ce qui a été brisé ? Qu’en pensez-vous ?