Pourquoi ma fille refuse-t-elle de s’occuper de sa mère malade ?
« Tu ne comprends donc pas, Papa ? Je ne peux pas ! »
La voix d’Élise résonne encore dans le couloir froid de notre appartement à Lyon. J’ai refermé la porte derrière elle, le cœur lourd, les mains tremblantes. Mireille, ma femme, est allongée dans la chambre, son souffle court, ses yeux perdus dans le vague. Depuis six mois, la maladie la ronge. Un cancer du pancréas, diagnostiqué trop tard. Les médecins sont clairs : il ne reste plus beaucoup de temps.
Antoine, notre fils aîné, s’affaire dans la cuisine. Il prépare une soupe pour sa mère, essuie ses larmes en silence. Il a toujours été le conciliateur, celui qui ramène la paix après les tempêtes. Mais cette fois, rien n’y fait. Élise refuse de revenir. Elle ne décroche plus au téléphone, ignore mes messages. Je me sens impuissant.
Hier soir encore, j’ai tenté de la raisonner. « Ta mère a besoin de toi, Élise. Elle t’appelle chaque nuit dans son sommeil. »
Elle a détourné les yeux, les mâchoires crispées : « Je ne peux pas lui pardonner. Tu sais très bien pourquoi. »
Je sais… ou plutôt je crois savoir. Depuis l’enfance, Élise et Mireille n’ont jamais réussi à se comprendre. Mireille voulait une fille parfaite : brillante à l’école, polie à table, discrète avec les garçons. Élise était tout l’inverse : rebelle, artiste dans l’âme, passionnée de théâtre et de poésie. Les disputes étaient fréquentes. Je me souviens d’un soir où Élise est rentrée avec les cheveux teints en bleu ; Mireille a hurlé qu’elle avait honte d’elle.
Le temps n’a rien arrangé. À 18 ans, Élise est partie vivre à Paris pour ses études de lettres modernes. Elle ne revenait que pour les fêtes — et encore, à reculons. Antoine tentait de recoller les morceaux : « Maman t’aime à sa façon… » Mais Élise haussait les épaules.
Aujourd’hui, alors que Mireille s’éteint lentement, je me demande si j’ai raté quelque chose en tant que père. Ai-je trop laissé faire ? Aurais-je dû intervenir plus tôt ?
Antoine s’approche de moi : « Papa, laisse-la respirer. Peut-être qu’elle reviendra quand elle sera prête… »
Mais le temps presse. Chaque jour compte désormais.
Ce matin-là, j’ai tenté une dernière fois d’appeler Élise. Sa voix était froide :
— Je ne veux pas la voir souffrir. Je ne veux pas qu’elle me voie non plus.
— Tu sais qu’elle t’aime…
— Elle m’a toujours rejetée ! Tu veux que je fasse semblant ?
J’ai senti ma gorge se nouer. Comment lui expliquer que le pardon n’est pas un cadeau qu’on fait à l’autre, mais à soi-même ?
La nuit tombe sur Lyon. Antoine s’endort sur le canapé, épuisé par une journée d’attentions et de soins. Je veille Mireille qui délire parfois : « Où est Élise ? Dis-lui que je suis désolée… »
Je caresse sa main osseuse : « Elle t’entend, Mireille… Elle t’entend sûrement. »
Je repense à toutes ces années perdues dans le silence et l’orgueil. À ces mots jamais dits, à ces gestes retenus par la peur ou la colère.
Le lendemain matin, une lettre arrive par la poste. L’écriture d’Élise est reconnaissable entre mille :
« Papa,
Je sais que tu souffres de cette situation autant que moi. Je t’en veux parfois d’avoir pris son parti, mais je comprends aussi que tu as fait ce que tu as pu.
Je ne peux pas venir. Pas maintenant. J’ai trop de colère en moi et trop de souvenirs douloureux.
Dis-lui que je pense à elle malgré tout.
Élise »
Je lis la lettre à Mireille qui pleure en silence. Antoine serre sa mère dans ses bras.
Les jours passent. Mireille s’éteint un matin d’avril, alors que la ville s’éveille sous une pluie fine. Antoine et moi sommes là. Élise arrive deux jours plus tard pour l’enterrement. Elle reste en retrait pendant la cérémonie, le visage fermé.
Après l’inhumation, elle s’approche enfin de moi :
— Tu crois qu’elle m’a pardonnée ?
— C’est toi qui dois te pardonner, ma fille.
Elle éclate en sanglots contre mon épaule.
Aujourd’hui encore, je me demande : comment briser le cercle du non-dit dans nos familles ? Comment apprendre à se parler avant qu’il ne soit trop tard ?
Et vous… avez-vous déjà vécu ce genre de déchirure ? Que feriez-vous à ma place ?