Où es-tu partie, maman ?
« Tu pourrais au moins me répondre ! » Ma voix résonne dans la cuisine, sèche, cassante. Liliane, ma mère, ne lève même pas les yeux de son bol de café. Elle remue lentement la cuillère, comme si le monde autour d’elle n’existait plus. Je serre les poings. Encore un matin où elle s’efface, où elle me glisse entre les doigts.
Je m’appelle Marie, j’ai trente-deux ans et je vis toujours à Lyon, dans l’appartement familial. Papa est parti il y a dix ans, emporté par un cancer fulgurant. Depuis, maman et moi partageons ce quotidien fait de silences et de gestes mécaniques. Mais depuis quelques mois, quelque chose a changé. Liliane n’est plus tout à fait là. Elle oublie le gaz allumé, elle confond mon prénom avec celui de sa sœur morte il y a vingt ans. Parfois, elle me regarde comme si j’étais une étrangère.
« Maman, tu veux sortir aujourd’hui ? Il fait beau… »
Elle hausse les épaules. « Si tu veux. »
Toujours cette indifférence. Je me souviens d’elle, autrefois : vive, drôle, capable de transformer la moindre corvée en jeu. Où est passée cette femme ?
Le soir, je m’effondre sur mon lit. Je repense à notre dispute du matin : une histoire de lessive mal faite, de chaussettes dépareillées. Des broutilles qui explosent parce qu’on ne sait plus comment se parler. J’ai honte de ma colère. Mais comment faire autrement ?
Un dimanche, mon cousin Pierre vient déjeuner. Il remarque tout de suite l’absence de Liliane à table.
— Elle dort encore ?
— Non… elle reste dans sa chambre. Elle dit qu’elle est fatiguée.
— Tu devrais peut-être consulter quelqu’un, Marie. Ce n’est pas normal.
Je détourne les yeux. Pierre ne sait pas ce que c’est, d’être seule face à ça. Les médecins parlent de « début de démence », mais rien n’est certain. Et puis… je n’ai pas envie d’admettre que ma mère vieillit mal.
Un soir d’orage, je la trouve devant la fenêtre du salon, en chemise de nuit.
— Qu’est-ce que tu fais là ?
Elle sursaute.
— Je… j’attends ton père.
Mon cœur se serre. Elle a oublié qu’il est mort. Je m’approche doucement.
— Maman… Papa n’est plus là.
Elle me regarde avec des yeux vides.
— Ah bon ?
Je sens les larmes monter. Je voudrais la serrer dans mes bras, mais elle se détourne déjà.
Les jours passent et la distance grandit. Je me surprends à l’éviter moi aussi : je pars plus tôt au travail, je rentre plus tard. Parfois je rêve qu’elle disparaît vraiment, qu’elle quitte l’appartement sans prévenir et que je ne la retrouve jamais.
Un matin, je découvre la porte d’entrée grande ouverte. Panique. Je cours dans la rue en pyjama, j’appelle son nom. Les voisins me regardent avec pitié. Je la retrouve finalement assise sur un banc du square, les mains posées sur ses genoux.
— J’attendais le bus pour aller chez maman…
Sa mère est morte depuis trente ans.
Je la ramène à la maison en silence. Ce jour-là, je comprends que je ne peux plus faire semblant : il faut demander de l’aide.
J’appelle le médecin de famille, le docteur Lefèvre. Il vient le lendemain.
— Marie, il faut penser à une aide à domicile… Peut-être même une structure spécialisée.
Je refuse d’abord. Je m’accroche à l’idée que je peux tout gérer seule. Mais chaque jour me prouve le contraire : Liliane s’enfonce dans un monde où je n’ai pas ma place.
Un soir, alors que je prépare le dîner, elle entre dans la cuisine et me regarde longuement.
— Tu es qui, toi ?
Je laisse tomber la casserole par terre. Les larmes coulent sans que je puisse les retenir.
— Je suis ta fille… Marie !
Elle s’assoit et se met à pleurer aussi. Pour la première fois depuis des mois, on pleure ensemble.
Quelques semaines plus tard, Liliane intègre une maison spécialisée à Caluire-et-Cuire. Je visite tous les jours au début, puis tous les deux jours… puis une fois par semaine. La culpabilité me ronge mais je n’ai plus le choix : il faut continuer à vivre.
Un dimanche après-midi, alors que je m’apprête à partir, elle me prend la main.
— Tu reviens demain ?
Sa voix est celle d’une petite fille perdue.
— Oui maman… je reviens demain.
Sur le chemin du retour, je me demande : combien de temps reste-t-il avant qu’elle ne m’oublie complètement ? Est-ce que j’ai assez dit « je t’aime » ? Est-ce qu’on peut vraiment réparer ce qui n’a jamais été dit ?
Et vous… avez-vous déjà eu peur de perdre quelqu’un alors qu’il est encore là ?