Maman préfère garder les enfants des autres : le prix de l’amour familial

« Tu sais, Camille, je ne suis pas ta nounou. »

La phrase claque dans la cuisine, entre le bruit du lave-vaisselle et les rires étouffés de mes enfants dans le salon. Je serre la tasse de café entre mes mains, le cœur battant. Ma mère, Françoise, me regarde droit dans les yeux, sans ciller. Elle a toujours eu ce ton sec, cette façon de poser les limites comme on ferme une porte à double tour.

« Mais maman… Ce sont tes petits-enfants. Je ne te demande pas la lune, juste de les garder une après-midi par semaine. »

Elle soupire, détourne le regard vers la fenêtre où la pluie grise de novembre s’écrase sur les carreaux. « Je travaille déjà assez avec les autres enfants. Je suis fatiguée. »

Fatiguée ? Ma mère a pris sa retraite il y a deux ans, après trente-cinq ans à la crèche municipale de Saint-Étienne. Pourtant, elle continue de garder les enfants du quartier – les petits de la voisine, le fils du boulanger, même la petite-fille de l’institutrice du lycée. Tous les jours, elle part avec son sac à dos rempli de goûters et de jeux éducatifs. Mais pour Paul et Juliette, mes enfants, il n’y a jamais de place dans son agenda.

Je me souviens encore du jour où j’ai appris qu’elle était payée pour ces gardes. Dix euros de l’heure. Elle n’a jamais voulu d’argent de moi – mais elle n’a jamais accepté non plus de s’occuper des miens gratuitement.

Le soir, en rentrant chez moi, j’en parle à mon mari, Antoine. Il hausse les épaules : « C’est son choix. Peut-être qu’elle veut séparer travail et famille ? »

Mais je sens que ce n’est pas si simple. Depuis la naissance de Paul, il y a six ans, j’ai toujours espéré que ma mère serait cette grand-mère complice, celle qui vient chercher ses petits-enfants à l’école, qui prépare des crêpes le mercredi après-midi. Mais non. À chaque demande, elle trouve une excuse : « J’ai déjà promis à Madame Dupuis », « Je dois aller chez le médecin », « Je suis fatiguée ». Pourtant, je la croise parfois au parc avec d’autres enfants sur les genoux.

Un dimanche, lors d’un déjeuner familial tendu, je craque :

— Pourquoi tu refuses toujours de garder Paul et Juliette ? Tu ne les aimes pas ?

Un silence glacial s’abat sur la table. Mon père regarde son assiette. Ma mère pose sa fourchette.

— Ce n’est pas une question d’amour, Camille. C’est une question de respect.

— De respect ?

— Toute ma vie, on m’a prise pour acquise. À la crèche, à la maison… On m’a toujours demandé plus : « Françoise peut dépanner », « Françoise peut faire des heures sup’ », « Françoise peut garder les enfants ». J’ai donné toute ma jeunesse aux autres. Maintenant que je suis à la retraite, je veux choisir pour qui je travaille… et être reconnue pour ça.

Je sens la colère monter en moi.

— Mais tu es leur grand-mère ! Ce n’est pas du travail, c’est de l’amour !

Elle secoue la tête.

— L’amour ne doit pas être un dû. Je veux qu’on me demande comme une professionnelle, pas comme une obligation familiale.

Les semaines passent. Je tente d’accepter sa position mais chaque fois que je vois une autre mamie chercher ses petits-enfants à l’école ou raconter fièrement leurs exploits au marché, j’ai un pincement au cœur.

Un soir d’hiver, alors que je récupère Juliette chez sa copine Léa – dont la grand-mère est venue la chercher avec un gâteau maison – ma fille me demande :

— Pourquoi mamie ne vient jamais nous chercher ?

Je n’ai pas su quoi répondre. Comment expliquer à une enfant que l’amour peut avoir un prix ?

Je commence à douter de moi-même : ai-je été une mauvaise fille ? Est-ce que j’ai trop demandé à ma mère ? Ou bien est-ce elle qui ne sait plus aimer sans compter ?

Un jour, Paul tombe malade et je dois absolument aller travailler. J’appelle ma mère en dernier recours.

— Maman… S’il te plaît…

Elle hésite longuement puis finit par accepter – mais seulement pour deux heures. Quand je rentre, elle est déjà debout dans l’entrée, manteau sur le dos.

— Merci maman…

Elle me regarde avec tristesse.

— Tu sais Camille… Je t’aime. Mais j’ai besoin qu’on me voie autrement qu’une nounou gratuite.

Ce soir-là, j’ai pleuré longtemps dans la salle de bain. J’ai repensé à toutes ces années où ma mère a tout donné aux autres – et où moi-même je n’ai jamais pensé à lui dire merci autrement qu’en lui confiant mes enfants.

Aujourd’hui encore, je ne sais pas si j’arriverai un jour à accepter ce mur entre nous. Mais je me demande : est-ce que l’amour familial doit toujours aller de soi ? Ou bien faut-il parfois poser des limites pour se protéger ?

Et vous… jusqu’où iriez-vous pour vos enfants ou vos petits-enfants ?