Ma belle-fille, ma petite-fille et le poids du regard des autres

« Mais enfin Camille, tu ne vas pas laisser Lucie sortir comme ça ! »

Ma voix a claqué dans l’air tiède du parc Monceau, plus fort que je ne l’aurais voulu. Autour de nous, les rires des enfants semblaient s’arrêter un instant. Ma petite-fille Lucie, six ans à peine, était emmitouflée dans un manteau épais, un bonnet tricoté et des bottes fourrées. Nous étions en juin. Les autres enfants couraient en t-shirts bariolés, sandales aux pieds, profitant du soleil. J’ai senti les regards se tourner vers nous, certains amusés, d’autres franchement moqueurs.

Camille a relevé la tête, les joues rouges. « Maman Hélène, il y a du vent aujourd’hui. Je préfère qu’elle soit couverte. »

J’ai soupiré, incapable de cacher mon exaspération. « Mais tu ne vois pas que tout le monde la regarde ? On va finir par croire que tu es folle ! »

Un silence gênant s’est installé. Lucie s’est rapprochée de sa mère, cherchant sa main. J’ai vu dans ses yeux une lueur d’incompréhension mêlée de tristesse. J’ai eu honte aussitôt, mais la colère l’a emporté.

Depuis la naissance de Lucie, je n’ai jamais compris les choix de Camille. Elle refuse les bonbons à la fête de l’école, elle ne laisse pas Lucie regarder la télévision après 18h, elle surveille chaque ingrédient de ses repas comme si le moindre colorant allait la tuer sur place. Et maintenant ça : la surprotection ridicule contre un vent d’été.

En rentrant chez moi ce soir-là, j’ai raconté la scène à mon mari, Gérard. Il a haussé les épaules : « Laisse-la faire. C’est sa fille, pas la tienne. »

Mais je n’arrivais pas à lâcher prise. J’avais l’impression que Camille ridiculisait notre famille devant tout le quartier. Les autres mamans du parc – Sophie, Claire, même la vieille Madame Dubois – chuchotaient en nous regardant passer. « Tu as vu comment elle habille sa gamine ? »

Le lendemain matin, j’ai reçu un message de Camille :

« Hélène, j’aimerais qu’on parle. »

J’ai accepté à contrecœur. Elle est arrivée chez moi avec Lucie, qui tenait son doudou contre elle comme un bouclier.

« Je sais que tu ne comprends pas toujours mes choix », a commencé Camille d’une voix tremblante. « Mais tu ne sais pas tout. »

Je l’ai regardée sans rien dire. Elle a pris une grande inspiration.

« Quand j’étais petite, j’étais tout le temps malade. Bronchites à répétition, hospitalisations… Ma mère me laissait courir dehors en t-shirt même quand il faisait froid parce qu’elle disait que c’était bon pour la santé. J’ai passé mon enfance à avoir peur d’être malade encore une fois. Alors oui, peut-être que je surprotège Lucie… Mais c’est plus fort que moi. »

J’ai senti mon cœur se serrer. Je n’avais jamais entendu Camille parler ainsi de son passé.

Lucie s’est tournée vers moi : « Mamie, tu veux jouer avec moi ? »

J’ai souri faiblement et je me suis agenouillée près d’elle. Pendant qu’on jouait aux dominos sur le tapis du salon, j’ai repensé à toutes ces fois où j’avais jugé Camille sans chercher à comprendre.

Le soir venu, j’ai appelé mon fils Thomas. « Tu savais pour Camille ? »

Il a soupiré : « Oui maman… Mais tu sais, on fait tous des erreurs en tant que parents. Toi aussi tu m’as trop couvert quand j’étais petit ! »

J’ai ri malgré moi.

Les jours suivants, j’ai essayé de changer mon regard. Au parc, quand j’ai vu Lucie avec son manteau alors que les autres enfants étaient en short, j’ai détourné les yeux des regards moqueurs et je me suis concentrée sur elle : elle riait aux éclats en faisant de la balançoire.

Un après-midi, Sophie s’est approchée de moi : « Hélène, ta belle-fille est spéciale… Mais au moins elle aime sa fille plus que tout ! »

J’ai hoché la tête.

Petit à petit, j’ai appris à respecter les choix de Camille même s’ils me semblaient étranges. J’ai compris que derrière chaque parent se cache une histoire invisible aux yeux des autres.

Aujourd’hui encore, il m’arrive de lever les yeux au ciel devant certaines décisions de Camille. Mais je me rappelle ce jour-là au parc Monceau et je me demande : qui sommes-nous pour juger ? N’avons-nous pas tous nos failles et nos peurs ?

Et vous, seriez-vous capables d’accepter les choix d’un parent qui vous semblent absurdes ? Ou bien le regard des autres pèserait-il trop lourd sur vos épaules ?