Zosia, la faim et le silence des murs

— Tu ne vas pas encore donner ton goûter à Zosia ? siffla ma mère à voix basse, les yeux rivés sur la porte entrouverte du couloir.

Je serrai la madeleine dans ma main, hésitant. De l’autre côté du palier, j’entendais déjà les pas précipités de Zosia, sa respiration courte, comme si elle avait couru tout le chemin depuis l’école. Elle avait neuf ans, deux de moins que moi, mais son visage était déjà creusé par une fatigue que je ne comprenais pas encore.

— Laisse-la, murmura mon père sans lever les yeux de son journal. On ne peut pas sauver tout le monde.

Mais moi, je ne voulais pas sauver tout le monde. Je voulais juste qu’elle ait moins faim.

Zosia vivait avec son père, un homme massif au visage rougeaud, qui sentait toujours l’alcool et la colère. Sa mère était partie un matin d’hiver, sans un mot, sans un regard en arrière. Depuis, Zosia errait dans l’immeuble comme une ombre, cherchant des miettes de tendresse ou de pain.

Un soir, alors que je rentrais de l’école, je l’ai trouvée assise sur les marches, les genoux serrés contre sa poitrine. Elle pleurait en silence. Je me suis assis à côté d’elle, maladroit.

— Tu veux un morceau de pain ?

Elle a hoché la tête sans me regarder. J’ai sorti le quignon que j’avais gardé exprès pour elle. Elle l’a pris avec une avidité qui m’a serré le cœur.

— Il t’a encore frappée ?

Elle a haussé les épaules, comme si cela n’avait aucune importance.

— Il crie beaucoup. Il dit que c’est de ma faute si maman est partie.

J’ai senti une colère sourde monter en moi. Pourquoi personne ne faisait rien ? Pourquoi les adultes détournaient-ils les yeux ?

Le lendemain, ma mère m’a surpris en train de glisser une pomme dans mon sac pour Zosia.

— Tu ne peux pas continuer comme ça, Paul. Ce n’est pas à toi de porter tout ça.

Mais qui alors ?

Un dimanche matin, alors que l’odeur du café flottait dans notre cuisine, on a entendu des bruits sourds dans l’appartement d’à côté. Ma mère a blêmi. Mon père a posé sa tasse avec un soupir résigné.

— On ne va pas appeler la police pour chaque dispute, a-t-il marmonné.

Mais ce jour-là, j’ai vu Zosia sortir en courant, pieds nus, le visage marqué d’une trace rouge. Elle s’est réfugiée chez nous, tremblante. Ma mère l’a prise dans ses bras, sans un mot. J’ai compris alors que la compassion avait ses limites, mais que parfois, il fallait juste ouvrir sa porte.

Les services sociaux sont venus quelques jours plus tard. Zosia a disparu de notre immeuble aussi soudainement qu’elle y était apparue. Son père a hurlé dans la cage d’escalier, brisé des bouteilles contre les murs. Le silence qui a suivi était plus lourd que tous ses cris.

Pendant des semaines, j’ai cherché son visage dans la cour de récréation, dans les rues du quartier. Mais elle n’est jamais revenue.

Des années plus tard, alors que je traversais la place Bellecour, j’ai cru reconnaître sa silhouette parmi les passants. Une jeune femme mince, au regard grave. J’ai hésité à l’appeler, mais le doute m’a retenu. Peut-être valait-il mieux qu’elle ait oublié ce passé.

Aujourd’hui encore, je repense à Zosia chaque fois que je croise un enfant seul dans la rue, chaque fois que j’entends un cri étouffé derrière une porte close. Je me demande si j’aurais pu faire plus, si ma compassion d’enfant avait eu un sens face à la violence du monde adulte.

Est-ce que tendre la main suffit vraiment à changer un destin ? Ou sommes-nous tous condamnés à porter le poids des erreurs des autres ?

Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ?