Un dîner, deux solitudes : l’histoire d’Eugène et de Nora

« Vous attendez quelqu’un ? » Ma voix tremble un peu, mais je force un sourire. Nora lève les yeux, surprise, puis secoue la tête. « Non, jeune homme. Plus personne ne m’attend depuis longtemps. »

Il est 19h30, le bistrot « Chez Marcel » bourdonne de conversations, de verres qui s’entrechoquent, de serveurs pressés. Pourtant, à cette table du fond, le temps semble suspendu. Je m’assieds sans demander la permission, poussé par une impulsion que je ne comprends pas moi-même. Peut-être est-ce la façon dont elle tient sa fourchette, comme si elle avait oublié le goût du pain partagé.

« Je m’appelle Eugène », je dis, tentant de briser la glace. Elle esquisse un sourire fatigué. « Nora. »

Le silence retombe, épais. Je sens les regards curieux des habitués. Qu’est-ce qu’un jeune homme comme moi fait avec une vieille dame inconnue ? Mais je m’en fiche. Depuis que mon père est parti sans un mot il y a deux ans, j’ai appris à ne plus me soucier du regard des autres.

« Vous venez souvent ici ? »

Elle hoche la tête. « Tous les mercredis. C’était notre rituel avec mon mari. Il est parti il y a six ans. Depuis, je viens seule. » Sa voix se brise à peine, mais je perçois la faille.

Je commande deux cafés et un dessert à partager. Elle proteste mollement : « Je n’ai plus très faim, vous savez… »

« Ce n’est pas grave », je réponds. « On peut juste parler. »

Alors elle parle. De sa jeunesse à Lyon, des bals du samedi soir, de son fils qui ne vient plus la voir depuis qu’il s’est installé à Paris avec sa nouvelle compagne. Je sens sa colère rentrée, sa tristesse aussi.

« Il dit qu’il est débordé… Mais on n’est jamais trop occupé pour sa mère, non ? »

Je baisse les yeux. Ma propre mère me reproche souvent de ne pas l’appeler assez. Je me demande si tous les fils finissent par décevoir leur mère.

La soirée avance. Les serveurs commencent à ranger les chaises mais nous restons là, deux naufragés sur une île de lumière jaune.

« Vous savez, Eugène… Parfois je me dis que je pourrais disparaître et que personne ne s’en rendrait compte avant des jours. »

Sa phrase me glace. Je pense à tous ces vieux qu’on retrouve trop tard dans leur appartement, à ces histoires qui font la une des journaux locaux.

« Moi je le remarquerais », je murmure sans réfléchir.

Elle me regarde longuement, puis pose sa main sur la mienne. « Merci. »

Ce simple mot me bouleverse plus que je ne l’aurais cru.

Le lendemain matin, je poste une photo de notre dessert partagé sur Instagram avec quelques mots : « Parfois, il suffit d’un dîner pour briser la solitude de deux vies. » Je ne m’attends à rien mais le post explose : des centaines de commentaires, des messages privés d’inconnus qui racontent leur propre solitude ou celle de leurs parents.

Ma sœur Camille m’appelle : « Tu sais que tu es devenu viral ? Même mamie a vu ta photo ! »

Je ris mais au fond de moi, quelque chose a changé. Je repense à Nora, à son sourire fragile quand je lui ai proposé de la raccompagner chez elle.

Les jours suivants, je retourne au bistrot chaque mercredi. Parfois Nora est là, parfois non. Quand elle n’y est pas, je ressens un vide étrange.

Un soir, alors que je m’apprête à partir déçu, elle arrive en retard, essoufflée mais radieuse.

« Je croyais que vous m’aviez oublié », dit-elle en plaisantant.

« Jamais », je réponds en souriant.

Peu à peu, notre rituel s’installe. On parle de tout : des grèves SNCF qui compliquent sa visite chez sa sœur à Dijon, des souvenirs d’école primaire où elle corrige mes fautes de français comme une institutrice bienveillante.

Un mercredi pluvieux de novembre, elle arrive les yeux rougis.

« Mon fils… Il a vendu la maison familiale sans même me prévenir », souffle-t-elle entre deux sanglots.

Je serre sa main plus fort. « Vous n’êtes pas seule, Nora. »

Elle me regarde comme si elle voulait y croire mais n’osait pas encore.

À Noël, je l’invite chez ma mère à Tours. Au début, maman fait la moue : « Tu ramènes une inconnue ? » Mais très vite, Nora conquiert tout le monde avec ses anecdotes et son humour piquant.

Après le repas, alors que tout le monde rit autour du sapin, Nora s’approche de moi :

« Merci Eugène… Grâce à toi j’ai retrouvé un peu de famille ce soir. »

Je sens mes yeux piquer mais je détourne la tête pour cacher mon émotion.

Les mois passent et notre amitié devient un secret doux-amer dans ma vie agitée de trentenaire parisien. Certains amis se moquent gentiment : « Tu t’es trouvé une mamie de cœur ! » Mais je sais qu’ils envient ce lien rare et précieux.

Un matin d’avril, Nora ne vient pas au bistrot. Ni le mercredi suivant. Inquiet, j’appelle l’hôpital local où elle avait parfois ses rendez-vous médicaux.

« Madame Nora Lefèvre ? Elle est en chambre 218… Elle vous attendait justement », me dit l’infirmière avec un sourire complice.

Quand j’entre dans sa chambre blanche et impersonnelle, elle sourit faiblement :

« Je savais que tu viendrais… Tu es devenu mon rayon de soleil du mercredi. »

Je lui apporte des croissants et on parle longtemps de tout et de rien. Avant de partir, elle me serre fort la main :

« Promets-moi de ne jamais laisser quelqu’un manger seul si tu peux l’éviter… »

Je promets sans hésiter.

Aujourd’hui encore, chaque fois que je vois quelqu’un seul dans un café ou un parc parisien, je repense à Nora et à ce dîner qui a changé nos vies.

Est-ce qu’on prend vraiment le temps de regarder ceux qui nous entourent ? Combien d’histoires restent silencieuses faute d’une oreille attentive ? Peut-être qu’il suffirait d’un geste pour tout changer… Qu’en pensez-vous ?