Trois fois mère en un an : Mon combat, ma force
« Tu n’as pas honte ? Trois enfants en un an, Camille, tu veux que les voisins pensent quoi de nous ? »
La voix de ma mère résonne encore dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je serre contre moi mon dernier-né, Paul, à peine deux semaines. Louise, dix mois à peine, s’agrippe à ma jupe, tandis que Victor, mon aîné de tout juste un an, tape du pied sur le carrelage froid. Je sens la sueur couler dans mon dos malgré la fraîcheur du matin. Je voudrais disparaître.
Je n’ai pas choisi cette vie. Ou peut-être que si. Mais pas comme ça. Pas dans la précipitation, pas dans la peur. Je me souviens encore du regard de Thomas, leur père, le soir où je lui ai annoncé ma troisième grossesse en moins de deux ans. Il a blêmi, puis il est sorti fumer sur le balcon sans un mot. Depuis ce soir-là, il n’a plus jamais été le même. Il a fini par partir pour de bon, me laissant seule avec trois bébés et des nuits blanches à n’en plus finir.
« Camille, tu dois penser à toi aussi ! » me lance ma sœur Élodie en passant la tête dans l’embrasure de la porte. Elle ne comprend pas. Personne ne comprend. On me regarde comme une bête curieuse au supermarché du quartier, à Nantes. Les caissières murmurent entre elles : « C’est elle… celle avec les trois bébés… »
Parfois, j’ai envie de hurler. De leur dire que je ne suis pas irresponsable, que j’ai juste eu peur d’avorter, peur de perdre ce qui me restait d’amour après le départ de Thomas. Que chaque enfant est arrivé comme une vague qui submerge tout sur son passage : la fatigue, la honte, mais aussi une tendresse immense.
Les nuits sont longues. Paul pleure toutes les deux heures. Louise fait ses dents et Victor refuse de dormir sans moi. Je m’endors parfois assise sur le canapé, un bébé au sein et un autre sur mes genoux. Le matin, je me réveille avec le dos brisé et le cœur lourd.
Un jour, alors que je tente tant bien que mal de faire traverser la rue à mes trois petits en poussette double et porte-bébé, une vieille dame s’arrête :
— Vous êtes courageuse, ma petite. Moi aussi j’ai élevé mes enfants seule après la guerre. On vous juge trop vite aujourd’hui.
Ses mots me réchauffent un instant. Mais dès que je rentre chez moi, la réalité me rattrape : les factures s’accumulent sur la table basse, le frigo se vide à vue d’œil et je n’ai plus personne à qui parler une fois les enfants couchés.
Ma mère refuse de m’aider plus que nécessaire : « Tu as fait tes choix, Camille. » Mon père ne dit rien ; il détourne les yeux quand il me croise au marché.
Je me bats chaque jour contre la honte et la solitude. Les assistantes sociales me parlent comme à une enfant : « Vous savez qu’il existe des aides ? » Oui, je sais. Mais aucune aide ne remplace une main posée sur l’épaule ou un mot doux au creux de l’oreille.
Un soir d’hiver, alors que Victor fait une crise de fièvre et que Louise vomit sur le tapis du salon, je craque. Je m’effondre au milieu du désordre, les larmes coulant sans bruit. Je pense à partir moi aussi. À tout laisser tomber.
Mais Paul se met à pleurer dans son berceau. Je me relève, vacillante mais debout. Je prends Victor dans mes bras brûlants de fièvre et je chante doucement une vieille berceuse que ma grand-mère me chantait autrefois :
« Dors mon petit, dors doucement… »
Ce soir-là, je comprends que je suis seule mais pas abandonnée. Que mes enfants sont ma force autant que ma faiblesse.
Quelques semaines plus tard, Élodie revient avec un sourire timide :
— J’ai parlé avec maman… Elle voudrait te voir dimanche pour déjeuner.
Je sens mon cœur se serrer. Vais-je être jugée encore ? Ou trouver enfin un peu de réconfort ?
Le dimanche venu, j’arrive chez mes parents avec mes trois petits. Ma mère m’accueille sans un mot mais elle prend Paul dans ses bras avec une tendresse maladroite. Mon père me serre brièvement contre lui.
Le repas est silencieux au début. Puis Victor renverse son verre d’eau sur la nappe blanche et tout le monde éclate de rire. Pour la première fois depuis longtemps, je sens la chaleur d’une famille autour de moi.
Après le dessert, ma mère pose sa main sur la mienne :
— Tu es forte, Camille. Je ne l’aurais pas cru… Je suis désolée pour tout ce que j’ai dit.
Je pleure en silence mais cette fois ce sont des larmes de soulagement.
Aujourd’hui encore, chaque jour est une lutte : contre le regard des autres, contre la fatigue extrême, contre mes propres doutes. Mais j’avance. Pour eux. Pour moi aussi.
Est-ce qu’on peut vraiment pardonner à ceux qui nous ont blessés ? Est-ce qu’on peut se pardonner à soi-même d’avoir eu peur ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?