Tristesse dans la tour : Le combat de Claire Dubois
« Tu as vu Claire ? Elle fait encore semblant que tout va bien… »
La voix de Madame Lefèvre, ma voisine du cinquième, résonne dans la cage d’escalier alors que je ferme la porte de mon appartement. Je serre la poignée de mon sac à main, les jointures blanchies par la tension. Je descends les marches, chaque pas résonnant comme un rappel de mon isolement. Depuis que Paul est parti, tout le monde semble avoir un avis sur ma vie. Les regards s’attardent, les conversations s’interrompent à mon passage. Je n’ai plus d’alliés ici.
Dans l’ascenseur, je croise Monsieur Martin. Il me lance un sourire gêné, puis détourne les yeux. Je voudrais lui dire que je ne suis pas contagieuse, que la solitude n’est pas une maladie honteuse. Mais je me tais. J’ai appris à avaler mes mots, à cacher mes larmes derrière un masque de dignité.
En bas, devant l’entrée de la tour, je m’arrête un instant. Le ciel est gris, lourd comme mon cœur. Je pense à Pauline, ma fille. Depuis la séparation, elle ne vient plus me voir que par obligation. Elle a dix-sept ans et me regarde comme si j’étais une étrangère. « Tu ne comprends rien à ma vie », m’a-t-elle lancé la dernière fois, avant de claquer la porte de sa chambre.
Je marche jusqu’à l’arrêt du bus, croisant les mêmes visages fermés. Personne ne parle vraiment ici. On échange des banalités sur la météo ou les travaux dans la rue, mais jamais sur ce qui compte vraiment. Je me demande si quelqu’un connaît vraiment la douleur d’être jugée chaque jour par ceux qui partagent vos murs.
Au travail, c’est à peine mieux. Je suis secrétaire dans un cabinet médical du quartier. Mes collègues savent tout – ou croient tout savoir – sur mon divorce. « Tu devrais sortir plus », me conseille Sophie en me tendant une tasse de café. « Ou t’inscrire sur un site de rencontres ! » Je souris poliment, mais l’idée même d’ouvrir mon cœur à quelqu’un d’autre me terrifie.
Le soir, je rentre dans l’appartement vide. Les murs résonnent du silence laissé par Paul et Pauline. Parfois, j’écoute les bruits des autres appartements : une dispute étouffée chez les Moreau, des rires d’enfants chez les Petit… Chez moi, rien que le tic-tac de l’horloge et le bourdonnement du frigo.
Un soir, alors que je trie de vieux cartons dans la cave, je tombe sur une boîte remplie de lettres d’amour que Paul m’avait écrites au début de notre histoire. Je relis ses mots tremblants d’émotion : « Je t’aimerai toujours, quoi qu’il arrive ». J’éclate en sanglots. Comment en sommes-nous arrivés là ?
Le lendemain matin, Pauline débarque sans prévenir. Elle a les yeux rougis par les larmes. « Maman… Je peux rester ici ce soir ? » Je hoche la tête sans poser de questions. Nous dînons en silence. Puis elle craque : « Papa a une nouvelle copine… Elle a mon âge presque… »
Je sens la colère monter en moi, mais je me retiens. Ce n’est pas le moment de régler mes comptes avec Paul à travers elle. Je prends sa main : « Tu sais, Pauline, on n’a pas choisi cette situation. Mais on peut choisir comment on y fait face… »
Elle me regarde enfin avec autre chose que du reproche dans les yeux. Peut-être un peu de tendresse ?
Les jours passent et je tente de reconstruire quelque chose avec elle. Nous allons au cinéma ensemble, nous cuisinons des crêpes comme avant. Mais rien n’est simple : elle alterne entre froideur et confidences soudaines. Un soir, elle me lance : « Pourquoi tu n’as pas essayé de retenir papa ? »
Je reste sans voix. Comment lui expliquer que parfois aimer quelqu’un c’est aussi le laisser partir ? Que j’ai tout tenté mais que le bonheur ne se force pas ?
Dans l’immeuble, les rumeurs continuent : « Claire a perdu pied », « Sa fille traîne avec des mauvaises fréquentations », « Elle va finir seule avec ses chats ». J’ai envie de hurler que je ne suis pas morte ! Que j’existe encore !
Un jour, je croise Madame Lefèvre devant les boîtes aux lettres. Elle me lance d’un ton sec : « Vous devriez penser à vendre votre appartement tant qu’il a encore de la valeur… »
Je la regarde droit dans les yeux : « Et pourquoi partirais-je ? C’est chez moi ici aussi ! »
Pour la première fois depuis longtemps, je sens une étincelle de révolte en moi. Peut-être que le changement commence là : oser dire non, oser exister malgré tout.
Je décide alors d’organiser un petit apéritif dans mon appartement et d’inviter quelques voisins – même ceux qui m’ont jugée. À ma grande surprise, certains viennent. On parle de tout et de rien ; pour une fois, il n’y a pas de sous-entendus venimeux.
Pauline descend même dire bonjour avant de repartir chez son père. Elle me serre fort dans ses bras avant de partir : « Merci maman… »
Ce soir-là, je m’endors avec un sentiment nouveau : l’espoir.
Mais au fond de moi subsiste cette question : est-ce que je peux vraiment changer ma vie ou est-ce que je me berce d’illusions ? Et vous, pensez-vous qu’on peut vraiment se réinventer quand tout semble perdu ?