Sous la pluie, j’ai trouvé la lumière : l’histoire de Rémi

« T’es vraiment trop moche, Rémi ! »

La voix de Théo résonne encore dans ma tête, même des années plus tard. Ce matin-là, la pluie battait les vitres du collège Jean Moulin, et je sentais déjà le poids de la journée s’abattre sur mes épaules. J’avais douze ans, les cheveux en bataille, des lunettes épaisses et un visage que certains disaient « bizarre ». Je n’avais rien demandé à personne, mais chaque jour, c’était la même rengaine : des rires étouffés dans les couloirs, des papiers jetés sur mon sac, des insultes murmurées ou criées.

Je me souviens de ce moment précis où tout a basculé. C’était un jeudi, juste avant le cours de maths. Je marchais dans la cour, tête baissée, espérant devenir invisible. Mais Théo et sa bande ne me laissaient jamais tranquille. « Eh, Rémi ! Tu t’es regardé dans une glace ? On dirait un monstre ! »

J’ai senti mes joues brûler. J’ai voulu répondre, mais aucun mot ne sortait. Les autres riaient. Même certains profs détournaient le regard. Je me suis senti seul au monde.

À la maison, ce n’était pas mieux. Ma mère, épuisée par son travail d’infirmière à l’hôpital Édouard Herriot, n’avait plus l’énergie de m’écouter. Mon père était parti depuis longtemps. Ma sœur Camille, plus âgée de trois ans, avait ses propres problèmes et m’ignorait la plupart du temps.

Un soir, alors que je rentrais sous une pluie battante, j’ai craqué. Je me suis assis sur un banc devant la boulangerie de Madame Lefèvre et j’ai pleuré toutes les larmes de mon corps. Je me suis demandé si tout cela finirait un jour.

C’est là que tout a changé.

Une voix douce m’a sorti de mes pensées : « Ça va, mon grand ? »

Je lève les yeux et je vois Madame Lefèvre elle-même, une femme d’une soixantaine d’années, toujours souriante derrière son comptoir. Elle s’est assise à côté de moi sans rien dire d’autre. Après un long silence, elle a sorti une chouquette de son sac et me l’a tendue.

« Tu sais, quand j’étais petite, on se moquait aussi de moi parce que j’étais rousse et que j’avais des taches de rousseur partout. Mais tu sais quoi ? Ce sont ces différences qui font notre beauté. »

Je n’ai rien répondu, mais ses mots sont restés gravés en moi.

Le lendemain matin, en passant devant sa boulangerie, elle m’a fait un clin d’œil et m’a offert un pain au chocolat. Petit à petit, je me suis mis à lui parler chaque jour après l’école. Elle m’écoutait sans jamais juger. Parfois, elle me racontait ses propres souvenirs douloureux ou me présentait des clients fidèles qui avaient aussi vécu des moments difficiles.

Un après-midi, alors que je sortais du collège avec les poches pleines de cailloux lancés par Théo et ses amis, j’ai croisé Paul, un homme d’une quarantaine d’années qui venait souvent acheter du pain chez Madame Lefèvre. Il m’a vu pleurer et s’est arrêté.

« Tu sais, moi aussi j’ai été harcelé quand j’étais gosse », m’a-t-il confié. « Mais regarde-moi aujourd’hui : je suis chef cuisinier dans un grand restaurant ! Ce qui compte, c’est ce que tu as dans le cœur. »

Petit à petit, grâce à ces rencontres inattendues, j’ai commencé à croire que je valais quelque chose. J’ai trouvé du réconfort dans ces échanges simples mais sincères.

À la maison aussi, les choses ont évolué. Un soir où je n’en pouvais plus, j’ai explosé devant ma mère :

« Tu ne vois rien ! Tu ne sais pas ce que je vis ! »

Elle s’est figée. Pour la première fois depuis longtemps, elle m’a pris dans ses bras et m’a écouté pleurer sans rien dire. Ce soir-là, Camille est venue me voir dans ma chambre. Elle a posé sa main sur mon épaule :

« Tu sais… moi aussi je me sens seule parfois. On pourrait se soutenir tous les deux ? »

Ce fut le début d’un nouveau lien entre nous.

Au collège, rien n’a changé du jour au lendemain. Théo continuait ses provocations. Mais moi, j’avais changé. J’ai commencé à répondre avec humour ou à ignorer ses attaques. J’ai même trouvé le courage de parler à Madame Dubois, la CPE du collège.

Un jour, lors d’une réunion parents-professeurs où ma mère avait enfin pu se libérer pour venir, Madame Dubois a pris la parole devant tout le monde :

« Il est temps que ça cesse ! Le harcèlement n’a pas sa place ici. »

Ce fut un choc pour beaucoup. Certains parents ont compris que leurs enfants faisaient partie du problème.

Peu à peu, les choses se sont apaisées. J’ai même réussi à me faire quelques amis : Lucas, passionné de bandes dessinées ; Sarah, qui jouait du violon ; et Fatoumata, nouvelle élève venue du Mali qui connaissait elle aussi la solitude.

Aujourd’hui encore, il m’arrive d’avoir peur ou de douter de moi. Mais je repense toujours à Madame Lefèvre et à Paul. À ma mère qui a appris à écouter et à Camille qui est devenue ma confidente.

La beauté n’est pas dans le regard des autres mais dans ce que l’on porte en soi.

Parfois je me demande : combien d’enfants comme moi restent seuls sous la pluie ? Et si chacun tendait la main à celui qui souffre en silence… est-ce qu’on changerait enfin le monde ?