Sous la Peau des Cicatrices : L’Histoire de Claire et Antoine
« Tu ne comprends pas, Antoine ! Regarde-moi ! » Ma voix tremble, éraillée par la colère et la honte. Je me tiens devant le miroir de la salle de bain, la lumière crue révélant chaque cicatrice qui sillonne mon visage et mon cou. Antoine s’approche doucement, pose sa main sur mon épaule. « Claire, je te vois. Toi. Pas tes cicatrices. »
Ce soir-là, je hurlais plus contre moi-même que contre lui. Depuis l’accident, tout me semblait irréel. Les phares aveuglants sur le périphérique, le crissement des freins, le choc brutal. Puis le noir. À mon réveil à l’hôpital Saint-Antoine, ma mère pleurait en silence à mon chevet. Mon père, d’habitude si pudique, m’a effleuré la main sans un mot. J’ai compris à leurs regards que rien ne serait plus comme avant.
Avant, j’étais la fille solaire du 15ème arrondissement, celle qui riait fort dans les cafés de la rue du Commerce, qui dansait jusqu’au bout de la nuit sur les quais de Seine. J’aimais la vie, les gens, et surtout Antoine. On s’était rencontrés à la fac de droit : lui, timide et maladroit ; moi, exubérante et sûre de moi. Il m’avait avoué un soir : « Tu illumines tout autour de toi, Claire. »
Après l’accident, tout s’est effondré. Les médecins parlaient de greffes, de rééducation, de patience. Mais personne ne m’a préparée aux regards dans le métro, aux enfants qui se cachent derrière leurs mères, aux amis qui ne savent plus quoi dire et finissent par ne plus appeler. Même mon frère Paul a fui le malaise en s’enfermant dans ses études à Lyon.
Antoine est resté. Il venait chaque jour à l’hôpital avec des croissants tièdes et des romans policiers. Il me lisait à voix haute quand je n’avais plus la force d’ouvrir les yeux. Mais je voyais bien sa tristesse, son impuissance. Un soir, alors que je pleurais en silence, il a murmuré : « Je t’aime, Claire. Rien ne changera ça. »
Mais moi, j’avais changé. Je ne supportais plus mon reflet. Je repoussais ses mains, ses baisers. « Tu mérites mieux qu’une fille cassée », lui ai-je lancé un matin où il tentait de me convaincre de sortir prendre l’air. Il a serré les dents : « Ce n’est pas à toi d’en décider. »
Les mois ont passé. J’ai réappris à marcher sans boiter, à sourire sans grimacer. Mais la peur restait là : peur du regard des autres, peur d’être un fardeau pour Antoine, peur d’être une mère indigne si jamais…
Un soir d’été, alors que Paris vibrait sous la chaleur et les rires des terrasses, Antoine m’a emmenée sur le Pont Alexandre III. Il a sorti une petite boîte en velours bleu marine : « Claire, veux-tu m’épouser ? » J’ai éclaté en sanglots : « Tu es fou ! Regarde-moi ! » Il a pris mon visage entre ses mains : « Je te vois mieux que personne. Je veux vieillir avec toi, cicatrices comprises. »
Nous nous sommes mariés à la mairie du 15ème devant une poignée d’amis fidèles et nos familles émus aux larmes. Ma mère avait cousu elle-même ma robe pour cacher mes bras brûlés ; mon père m’a accompagnée jusqu’à l’autel en me murmurant : « Tu es belle, ma fille. »
La vie conjugale n’a pas été un conte de fées. Les remarques blessantes dans la rue – « Pauvre garçon… », « Elle a dû avoir un accident grave… » – me transperçaient encore parfois. Mais Antoine tenait bon : « On s’en fout des autres ! »
Quand j’ai appris que j’étais enceinte, j’ai paniqué : « Et si notre enfant avait honte de moi ? » Antoine m’a rassurée : « Il aura la mère la plus courageuse du monde. »
Nos deux enfants sont arrivés comme deux soleils dans notre vie cabossée : Éloïse puis Martin. Ils ont grandi avec mes cicatrices comme une évidence. Un jour à l’école maternelle, une maman a demandé à Éloïse si elle n’avait pas peur de mes blessures. Ma fille a répondu fièrement : « C’est les traces de la force de ma maman ! »
Aujourd’hui encore, il y a des jours où je doute, où je me cache derrière des foulards ou des manches longues même en été. Mais je repense à ce que m’a dit Antoine le jour de notre mariage : « Tes cicatrices racontent ton histoire – et c’est celle que je veux vivre avec toi. »
Parfois je me demande : pourquoi la société accorde-t-elle tant d’importance à l’apparence ? Pourquoi le bonheur devrait-il être réservé aux corps parfaits ? Et vous… seriez-vous capables d’aimer au-delà des cicatrices ?