Si tu n’avais pas gâté ta fille, tu serais encore avec lui : Chronique d’une mère déchirée
— Tu ne comprends rien, maman ! hurle mon fils Thomas, les poings serrés sur la table en formica.
Je reste figée, la main tremblante sur la théière. Ma belle-fille, Camille, me lance un regard glacé, tenant leur fille, Lucie, contre elle comme un bouclier. La petite, six ans à peine, me fixe de ses grands yeux mouillés. Je sens la colère monter, mais aussi une tristesse profonde. Comment en sommes-nous arrivés là ?
Tout a commencé il y a des années, quand Thomas a rencontré Camille à la fac de droit à Lyon. Elle venait d’une famille « moderne », comme elle disait. Chez eux, pas de punitions, pas de cris. On discutait, on expliquait. J’ai toujours élevé Thomas avec rigueur : politesse, respect des horaires, devoirs faits avant la télé. Mais Camille… Camille trouvait ça « dépassé ».
Au début, j’ai essayé de m’adapter. Après tout, c’était leur enfant. Mais chaque fois que je proposais une règle — « Lucie doit finir ses légumes », « On ne saute pas sur le canapé » — Camille intervenait :
— Laisse-la s’exprimer, Françoise. Elle apprend par elle-même.
Je serrais les dents. Thomas ne disait rien. Il regardait ailleurs, évitant le conflit. Mais moi, je voyais Lucie devenir capricieuse, insolente parfois. Un jour, elle a jeté son assiette par terre parce qu’elle n’aimait pas les carottes. J’ai voulu la gronder, mais Camille s’est interposée :
— Ce n’est qu’une phase !
J’ai senti mon cœur se serrer. Et Thomas ? Il hochait la tête, soumis.
Les années ont passé. Lucie est entrée à l’école primaire. Les maîtresses se plaignaient : « Elle ne supporte pas la frustration », « Elle refuse l’autorité ». Je rapportais ces mots à Thomas et Camille. Ils haussaient les épaules.
— L’école doit s’adapter aux enfants d’aujourd’hui, disait Camille.
Un soir d’hiver, alors que je gardais Lucie pour qu’ils sortent au théâtre, elle a fait une crise parce que je refusais de lui donner une tablette avant le dîner. Elle a hurlé, tapé du pied. J’ai tenu bon :
— Non, Lucie. Ici, on mange ensemble d’abord.
Elle s’est enfermée dans la salle de bains en criant que j’étais « méchante ». Quand Thomas et Camille sont rentrés, ils m’ont fait des reproches :
— Tu ne comprends pas notre façon de faire !
J’ai pleuré cette nuit-là. Je me suis sentie vieille, inutile.
Puis il y a eu ce fameux dimanche de Pâques. Toute la famille était réunie chez moi à Villeurbanne. Lucie a renversé du chocolat sur le canapé blanc. J’ai perdu patience :
— Lucie ! Ce n’est pas possible ! Tu dois faire attention !
Camille s’est levée d’un bond :
— Arrête de crier sur ma fille !
Thomas a tenté d’apaiser :
— Maman…
Mais j’étais blessée :
— Si vous ne lui apprenez jamais les limites, elle va droit dans le mur !
Camille a claqué la porte de la cuisine. Thomas l’a suivie. Le silence est tombé comme un couperet.
Quelques semaines plus tard, Thomas m’a annoncé qu’ils se séparaient.
— On n’y arrive plus… On ne s’entend plus sur rien…
J’ai senti une culpabilité immense m’envahir. Avais-je trop insisté ? Avais-je détruit leur couple ? Ou bien était-ce inévitable ?
Depuis leur séparation, Lucie va d’un appartement à l’autre. Elle est encore plus perdue qu’avant. Parfois elle me demande :
— Mamie, pourquoi papa et maman ne s’aiment plus ?
Je n’ai pas de réponse.
Camille m’évite désormais. Thomas est amer. Je me retrouve seule dans mon salon silencieux à ressasser mes choix et mes erreurs.
Ce soir-là dans la cuisine, alors que Thomas me reprochait d’être trop dure et Camille trop laxiste, j’ai compris que personne n’avait gagné. Nous avons tous perdu quelque chose.
Je regarde la photo de Lucie sur le buffet et je me demande :
Ai-je eu tort de vouloir transmettre mes valeurs ? Ou bien est-ce le monde qui change trop vite pour moi ? Est-ce que l’amour maternel peut réparer ce qui a été brisé ? Qu’en pensez-vous ?