Seule la moitié de mon cœur est revenue du marché

« Où est Victor ? » La voix de Paul tremble, ses yeux écarquillés cherchent les miens. Il tient le sac de pain contre sa poitrine, essoufflé, les joues rouges. Je sens mon cœur s’arrêter. Je répète, plus fort : « Où est ton frère ?! » Il secoue la tête, incapable de parler.

C’est comme si le temps s’était figé dans notre petit appartement du quartier de la Guillotière à Lyon. Je me précipite vers la porte, attrape mes clés, mon téléphone, et je descends les escaliers quatre à quatre. Dans la rue, le soleil de juin tape sur les pavés, indifférent à la panique qui me submerge. Je crie le nom de Victor, j’interroge les passants, je cours jusqu’à la boulangerie où je les ai envoyés dix minutes plus tôt. La boulangère, Madame Lefèvre, me regarde avec inquiétude : « Je les ai vus tous les deux… mais le petit est sorti avant son frère. Il avait l’air pressé… »

Je sens une sueur froide couler dans mon dos. Pourquoi ai-je laissé Victor partir avec Paul ? Il n’a que six ans… Je m’en veux terriblement. J’appelle la police. Ma voix tremble : « Mon fils a disparu… il s’appelle Victor, il a six ans, il portait un t-shirt bleu avec un dinosaure… »

Les minutes deviennent des heures. Paul est recroquevillé sur le canapé, muet, les yeux rougis. Mon mari, François, rentre du travail en trombe. Il me serre dans ses bras, puis serre Paul contre lui. « On va le retrouver, Marie. On va le retrouver… » Mais sa voix n’est qu’un souffle.

La police arrive. Ils posent des questions, notent tout. Ils fouillent le quartier, interrogent les voisins. Je me sens inutile, impuissante. Je tourne en rond dans l’appartement, je vérifie sans cesse mon téléphone. Les messages de soutien affluent : ma sœur Claire propose de venir garder Paul, ma voisine Sophie veut organiser une battue.

La nuit tombe. Les ombres s’étirent sur les murs du salon. J’imagine Victor seul, perdu, effrayé… Et si quelqu’un lui avait fait du mal ? Je chasse cette pensée d’un geste rageur. Non, il faut espérer.

Paul finit par parler, d’une voix brisée : « Victor voulait acheter des bonbons… Il a dit qu’il connaissait un raccourci par la ruelle derrière l’église… Je lui ai dit d’attendre mais il est parti en courant… J’ai eu peur de me perdre alors je suis rentré… Pardon Maman… »

Je serre mon fils contre moi. « Ce n’est pas ta faute, mon chéri… Ce n’est la faute de personne… » Mais au fond de moi, je me sens responsable de tout.

La police retrouve la trace de Victor sur une caméra de surveillance : on le voit marcher vite, puis s’arrêter devant un homme qui lui parle. L’image est floue. Mon sang se glace.

Les heures passent. Les policiers frappent à la porte toutes les demi-heures pour nous tenir informés. François ne tient plus en place : il veut sortir chercher Victor lui-même. Je le retiens à peine.

À trois heures du matin, le téléphone sonne. Mon cœur manque un battement. C’est un policier : « Madame Dubois ? Nous avons retrouvé Victor. Il va bien. Un SDF l’a trouvé en pleurs près des quais et l’a amené au commissariat… »

Je m’effondre en larmes. Nous sautons dans la voiture et filons au poste de police. Quand j’aperçois Victor dans les bras d’une policière, je cours vers lui et le serre si fort que j’ai peur de lui faire mal.

« Maman… j’avais peur… mais le monsieur était gentil… il m’a donné un jus d’orange… »

Je remercie mille fois l’homme qui a retrouvé mon fils – il s’appelle Gérard, il vit dans la rue depuis des années. Je lui promets de l’aider à trouver un logement.

De retour à la maison, Victor s’endort entre nous deux. Paul dort dans sa chambre, mais je sais qu’il ne fermera pas l’œil avant longtemps.

Le lendemain matin, tout semble normal – mais rien ne sera plus jamais comme avant. J’ai compris à quel point tout peut basculer en une seconde. J’ai vu la solidarité du quartier, la gentillesse d’un inconnu qui a sauvé mon enfant.

Mais je me demande encore : comment vivre avec cette peur qui ne me quittera plus jamais ? Comment pardonner à la vie d’avoir failli m’arracher ce que j’ai de plus précieux ? Et vous, comment feriez-vous pour continuer à faire confiance au monde après une telle épreuve ?