Quand Plus Personne Ne T’Attend : Entre Pardon et Oubli
« Tu peux attendre ici, Jérôme. Quelqu’un va venir te chercher ? » La voix de l’aide-soignante résonne dans le couloir blanc, trop propre, trop froid. Je serre la poignée de ma valise, le cœur battant. Je regarde mon téléphone : aucun message, aucun appel. Je souris faiblement, pour sauver la face. « Oui, bien sûr. Ma sœur ne devrait pas tarder. » Mensonge. Je sais déjà que personne ne viendra.
Je suis infirmier, ou du moins je l’étais avant que mon cerveau ne décide de me trahir. Un matin de janvier, alors que je préparais le chariot de médicaments pour la chambre 12, j’ai senti une chaleur étrange envahir ma joue gauche, puis le vide. Quand je me suis réveillé, c’était moi le patient. Ironie cruelle : moi qui rassurais les autres, j’étais devenu celui qu’on rassure.
Les jours à l’hôpital ont été longs, ponctués par les visites des collègues – des sourires gênés, des mots polis. Mais ma famille ? Rien. Pas un coup de fil de ma mère, pas un message de mon frère Paul, ni même une carte de ma sœur Camille. Je me suis demandé si j’avais mérité ça. Peut-être que oui.
Ma famille n’a jamais été simple. Mon père est parti quand j’avais huit ans, laissant ma mère seule avec trois enfants et une colère sourde qui s’est infiltrée dans chaque recoin de notre appartement à Villeurbanne. Paul s’est réfugié dans le silence, Camille dans la rébellion. Moi, j’ai choisi d’être le bon élève, celui qui ne fait pas de vagues. Mais on ne guérit pas une famille avec des bonnes notes.
Le vrai drame a éclaté il y a trois ans, lors du décès de notre grand-mère. La question de l’héritage a tout fait exploser : Paul voulait vendre la maison familiale pour payer ses dettes, Camille refusait catégoriquement et moi… J’ai essayé de jouer les médiateurs. Mauvaise idée. Les mots ont fusé comme des balles : « Tu n’es qu’un lâche, Jérôme ! Toujours à vouloir plaire à tout le monde ! » Depuis ce jour-là, plus un mot entre nous.
Je repense à tout cela assis sur ce banc d’hôpital, les minutes s’étirant comme un supplice. Les autres patients partent un à un, entourés de bras aimants. Moi, je reste là, invisible. Une infirmière passe : « Vous êtes sûr que quelqu’un va venir ? » Je hoche la tête sans conviction.
Finalement, je prends mon courage à deux mains et compose le numéro de Paul. Il décroche au bout de la quatrième sonnerie.
— Allô ?
— Paul… c’est Jérôme.
Un silence lourd s’installe.
— Qu’est-ce que tu veux ?
— Je… Je sors de l’hôpital aujourd’hui. J’aurais besoin d’un coup de main pour rentrer chez moi.
— Tu n’as qu’à prendre un taxi.
La ligne coupe. Je reste là, le téléphone à la main, les larmes aux yeux.
Je finis par commander un VTC avec l’application. Le chauffeur s’appelle François ; il a la cinquantaine et sent le tabac froid. Il ne pose pas de questions quand il voit ma démarche hésitante. Pendant le trajet jusqu’à mon petit appartement du 7ème arrondissement, je regarde défiler les rues familières sous la pluie battante. J’ai l’impression d’être un fantôme dans ma propre vie.
Les semaines suivantes sont rudes. La rééducation est douloureuse ; chaque geste simple devient une montagne à gravir. Les voisins évitent mon regard dans l’ascenseur ; on n’aime pas trop la maladie ici, ça dérange. Je reçois quelques messages polis d’anciens collègues : « Bon courage Jérôme ! » Mais rien de ma famille.
Un soir, alors que je peine à ouvrir une boîte de conserve, je craque. Je compose le numéro de Camille.
— Oui ?
— Camille… c’est moi.
— Qu’est-ce que tu veux ?
Sa voix est glaciale.
— J’ai eu un AVC… Je suis rentré chez moi aujourd’hui…
Un silence gênant.
— Tu veux quoi ? Que je te plaigne ?
Je ravale mes sanglots.
— Non… Juste… savoir si tu vas bien.
Elle raccroche sans un mot.
Les jours passent et la solitude devient une compagne fidèle. Je repense à toutes ces années où j’ai tenté d’arrondir les angles, à force d’éviter les conflits j’ai fini par disparaître aux yeux des miens. Est-ce ça, le prix du compromis ?
Un matin d’avril, alors que je tente maladroitement d’arroser mes plantes sur le balcon, on sonne à la porte. C’est ma mère. Elle a vieilli ; ses cheveux sont plus gris que dans mes souvenirs.
— Tu ne vas pas m’inviter à entrer ?
Je m’efface pour la laisser passer.
Elle s’assoit dans le salon sans un mot, regarde autour d’elle comme si elle découvrait ma vie pour la première fois.
— Tu sais pourquoi je ne suis pas venue ?
Je secoue la tête.
— Parce que je ne savais pas quoi dire… J’ai eu peur que tu me reproches tout ce qui s’est passé.
Je sens la colère monter en moi.
— Tu crois que c’était facile pour moi ? J’ai toujours essayé de faire au mieux !
Elle baisse les yeux.
— Je sais… Mais parfois on fait du mal sans le vouloir.
Les larmes coulent sur mes joues sans que je puisse les retenir.
On reste là longtemps sans parler. Puis elle se lève et me serre maladroitement dans ses bras. Ce n’est pas le grand pardon hollywoodien ; c’est juste deux êtres cabossés qui essaient de recoller les morceaux.
Depuis cette visite, les choses changent lentement. Ma mère revient parfois avec une tarte aux pommes ou des courses. Paul m’a envoyé un SMS pour mon anniversaire – trois mots maladroits mais qui veulent dire beaucoup : « Bon anniv Jérôme ». Camille reste silencieuse mais j’ai appris à ne plus attendre l’impossible.
Aujourd’hui encore, il m’arrive de me demander : est-ce qu’on peut vraiment pardonner sans oublier ? Est-ce que la famille finit toujours par nous rattraper, même quand on croit être seul au monde ? Qu’en pensez-vous ?