Quand le monde s’effondre : Histoire d’une mère seule face à la maladie

« Tu exagères, Isabelle. Il a juste une mauvaise grippe, arrête de dramatiser ! » La voix de ma sœur Claire résonne encore dans ma tête, froide et tranchante comme une lame. Je serre la main de Paul, mon fils de huit ans, allongé sur ce lit d’hôpital à la lumière blafarde. Son souffle court, ses yeux cernés, et cette fièvre qui ne tombe jamais. Je me sens seule au monde, entourée de murs blancs et de regards fuyants.

Avant, tout était simple. J’étais institutrice à Lyon, mariée à Antoine depuis douze ans. Nous avions une vie ordinaire, des vacances en Bretagne, des dîners en famille le dimanche. Paul était notre rayon de soleil, toujours prêt à faire rire la tablée avec ses blagues d’enfant. Mais il y a six mois, tout a basculé. Une toux persistante, des nuits blanches, puis ce diagnostic qui m’a arraché le cœur : leucémie aiguë.

Antoine a d’abord tenu bon. Il venait chaque soir à l’hôpital, m’apportait des vêtements propres et des croissants pour Paul. Mais très vite, la fatigue l’a gagné. Les factures s’accumulaient, son travail de commercial lui prenait tout son temps. Un soir, il est rentré tard, les yeux rouges : « Je n’y arrive plus, Isa… Je ne peux pas supporter ça. » Quelques jours plus tard, il a pris un appartement en centre-ville. Depuis, il ne vient presque plus.

Ma famille ? Ils ont fui aussi. Ma mère me reproche de ne pas « penser aux autres », comme si la maladie de Paul était un caprice. Mon frère Marc ne répond plus à mes messages. Seule Claire vient parfois, mais c’est pour me faire la morale : « Tu dois être forte pour Paul ! » Comme si je n’étais pas déjà en train de me battre chaque seconde.

Les médecins parlent en jargon médical ; je comprends à peine leurs mots. Je dors sur une chaise pliante, je mange des sandwichs froids. Je me bats contre l’administration pour obtenir des aides sociales. Parfois, je croise d’autres parents dans le couloir : on se regarde sans se parler, chacun enfermé dans sa bulle de douleur.

Un matin de janvier, alors que la neige tombe sur les toits de l’hôpital Édouard-Herriot, Paul me demande : « Maman, pourquoi papa ne vient plus ? Est-ce que j’ai fait quelque chose de mal ? » Mon cœur se brise encore une fois. Je lui caresse les cheveux : « Non mon chéri… Papa t’aime très fort. Il est juste très fatigué. » Mais au fond de moi, je hurle.

Les jours passent et se ressemblent. Les traitements sont lourds ; Paul perd ses cheveux et son sourire. Je tente de garder la face devant lui, mais chaque soir je m’effondre dans les toilettes du service pédiatrique pour pleurer en silence. Où sont passés mes amis ? Ceux qui m’envoyaient des messages au début ne donnent plus signe de vie. On dirait que la maladie fait peur, qu’elle contamine même ceux qui ne la vivent pas.

Un dimanche après-midi, alors que je tente de faire manger Paul qui refuse sa purée, ma mère débarque sans prévenir. Elle regarde Paul avec pitié puis me lance : « Tu devrais penser à toi aussi. Tu vas finir par tomber malade à force de t’oublier. » Je voudrais lui crier que je n’ai pas le choix, que mon fils est tout ce qui me reste. Mais je me tais ; je n’ai plus la force de me battre contre elle aussi.

Un soir d’avril, alors que Paul dort enfin après une énième crise de douleurs, j’ouvre la fenêtre et laisse entrer l’air frais sur mon visage en feu. Je pense à toutes ces familles qui traversent la même épreuve dans l’ombre et le silence. Pourquoi la société nous laisse-t-elle si seules ? Pourquoi tant de jugements ?

Quelques semaines plus tard, Paul rechute brutalement. Les médecins sont pessimistes ; ils parlent d’essais cliniques à Paris. Je dois prendre une décision vite mais je n’ai personne à qui parler. Antoine refuse de s’impliquer : « C’est toi qui décides… Moi je n’en peux plus. » Je sens la colère monter en moi : comment peut-on abandonner son propre enfant ?

Je finis par accepter le transfert à Paris. Dans le train qui nous emmène loin de Lyon, Paul pose sa tête sur mes genoux et murmure : « Tu crois qu’on va guérir là-bas ? » Je retiens mes larmes et lui souris faiblement : « On va tout essayer mon ange… »

À Paris, tout est encore plus froid, impersonnel. Les médecins sont pressés ; les autres parents semblent déjà résignés. Mais je m’accroche à chaque sourire de Paul, à chaque petit progrès. J’apprends à demander de l’aide aux associations ; parfois une bénévole vient me tenir compagnie pendant que je prends une douche rapide.

Un soir d’été, alors que le soleil se couche sur les toits gris de l’hôpital Necker, Paul me regarde longuement : « Maman… tu crois qu’on sera encore ensemble l’année prochaine ? » Je sens mes jambes flancher mais je serre sa main plus fort que jamais.

Aujourd’hui, cela fait un an que tout a commencé. Paul est toujours là ; il se bat comme un lion malgré la douleur et la peur. Moi aussi je me bats – contre la maladie mais surtout contre l’indifférence et le silence des autres.

Parfois je me demande : pourquoi tant de gens détournent-ils les yeux devant la souffrance ? Où est passée la solidarité française dont on se vante tant ? Est-ce qu’on oublie si vite que derrière chaque porte fermée il y a une mère qui pleure et un enfant qui espère ?

Et vous… qu’auriez-vous fait à ma place ? Auriez-vous eu le courage de rester ou seriez-vous partis comme tant d’autres ?