Quand le destin frappe à ma porte : le jour où j’ai trouvé Éric sur mon paillasson

« Nora, tu peux me garder Éric juste une heure ? Je reviens vite, c’est promis. »

La voix de Sandrine tremblait ce matin-là, mais je n’ai pas osé poser de questions. Elle avait l’air pressée, les yeux cernés, le manteau mal boutonné. Éric, son petit garçon de six ans, serrait son doudou contre lui, les joues rouges d’avoir pleuré. J’ai hoché la tête, un peu inquiète, mais j’ai refermé la porte derrière eux, pensant que Sandrine reviendrait vite, comme elle l’avait promis.

Mais Sandrine n’est jamais revenue.

Les heures ont passé, puis les jours. J’ai appelé, laissé des messages, frappé à sa porte. Rien. Le silence. Éric me regardait avec ses grands yeux noisette, cherchant sa maman dans chaque bruit de pas sur le palier. J’ai compris, au bout d’une semaine, qu’il n’y aurait pas de retour. J’ai pleuré, de colère, d’incompréhension, de peur aussi. J’avais 58 ans à l’époque, veuve depuis peu, mes propres enfants partis vivre leur vie à Lyon et à Nantes. Je croyais avoir fini de m’occuper des autres, d’avoir droit à un peu de repos, de solitude choisie. Mais la vie, parfois, décide autrement.

« Nora, elle va revenir, maman ? »

Comment répondre à ça ? Comment expliquer à un enfant que sa mère l’a laissé là, sans un mot, sans un au revoir ? J’ai serré Éric dans mes bras, maladroitement, et j’ai promis de veiller sur lui. Je me suis surprise à aimer ce petit garçon, à m’attacher à ses rires timides, à ses colères soudaines, à ses cauchemars nocturnes. J’ai appris à refaire des tartines au chocolat, à jouer aux petites voitures, à consoler sans trop parler.

Les services sociaux sont venus, bien sûr. Ils m’ont posé mille questions, ont fouillé dans mes placards, vérifié si j’avais un extincteur, si la chambre d’Éric était assez grande. J’ai eu peur qu’on me l’enlève, qu’on le place ailleurs, dans une famille inconnue. Mais la dame de l’ASE, Madame Lefèvre, a vu quelque chose en nous. Elle a dit : « Vous avez déjà tout d’une maman, Nora. »

C’est comme ça que je suis devenue famille d’accueil, presque par accident. D’abord pour Éric, puis pour d’autres enfants cabossés par la vie. Il y a eu Léa, 12 ans, qui ne parlait plus depuis des mois. Mehdi, 8 ans, qui volait dans les magasins pour manger. Camille, 15 ans, enceinte et rejetée par sa famille. Chacun est arrivé avec ses valises, ses secrets, ses blessures. J’ai appris à écouter sans juger, à aimer sans attendre de retour.

Mais tout n’a pas été simple. Mes propres enfants ne comprenaient pas. « Maman, tu te fatigues trop, tu n’as plus l’âge pour ça ! » me disait souvent Claire au téléphone. Mon fils, Paul, était plus dur : « Tu fais ça pour combler le vide, c’est égoïste. »

Un soir, après une dispute avec Paul, j’ai éclaté :

— Tu crois que c’est facile ? Tu crois que je n’ai pas peur, moi aussi ? Mais ces enfants n’ont personne ! Je ne peux pas les laisser dehors, comme des chiens errants !

Il a baissé les yeux. Je sais qu’il m’aime, mais il ne comprend pas. Peut-être qu’il ne comprendra jamais.

Avec Éric, la vie a repris un rythme. Il a grandi, il m’a appelée « Mamie Nora » puis, un jour, simplement « Maman ». Ce mot m’a bouleversée. J’ai eu peur de ne pas être à la hauteur, de trahir Sandrine. Mais je me suis dit que l’amour ne se partage pas, il se multiplie.

Un matin d’hiver, alors qu’on préparait le petit-déjeuner, Éric m’a demandé :

— Tu crois qu’elle pense à moi, ma vraie maman ?

J’ai pris une grande inspiration. J’ai répondu :

— Je pense qu’elle t’aimait, mais qu’elle était perdue. Parfois, les adultes font des choix qu’on ne comprend pas. Mais moi, je suis là, et je ne partirai pas.

Il m’a souri, et j’ai su que j’avais fait le bon choix.

Aujourd’hui, j’ai 65 ans. La maison est toujours pleine de rires, de cris, de disputes et de réconciliations. Je ne suis pas une sainte. Il m’arrive de douter, de me sentir dépassée. Mais chaque enfant qui passe chez moi laisse une trace, une histoire, un espoir.

Parfois, je repense à Sandrine. Où est-elle ? Regrette-t-elle son geste ? Je ne sais pas. Mais je sais que grâce à elle, ma vie a pris un sens nouveau. J’ai découvert une famille inattendue, faite de liens invisibles mais indestructibles.

Est-ce que j’ai eu raison de tout sacrifier pour ces enfants ? Est-ce que l’amour suffit à réparer les blessures de l’abandon ? Je vous pose la question : qu’auriez-vous fait à ma place ?