Quand la retraite devient un vertige : l’histoire de Madeleine
— Tu vas faire quoi maintenant, Maman ?
La voix de ma fille, Claire, résonne encore dans ma tête. Ce matin-là, la lumière froide de janvier filtrait à travers les volets de mon appartement à Dijon. Je venais de refermer la porte de la bibliothèque municipale pour la dernière fois. Quarante-deux ans à classer des livres, à conseiller des lecteurs, à sentir le parfum du papier et de l’encre. Et soudain, plus rien.
Je me suis assise sur le canapé, les mains tremblantes. Le silence était assourdissant. J’ai regardé autour de moi : les murs tapissés de souvenirs, les photos de mes petits-enfants, les piles de romans que je n’avais jamais eu le temps de lire. Mais ce matin-là, aucun livre ne m’appelait. Je n’avais plus de raison de me lever.
— Tu pourrais voyager, profiter un peu !
Claire essayait d’être encourageante, mais je voyais bien dans ses yeux une inquiétude qu’elle ne disait pas. Mon fils, Luc, lui, ne disait rien. Depuis la mort de son père, il s’est éloigné. Il vit à Lyon, trop occupé par son travail d’ingénieur pour venir me voir plus d’une fois par an.
Les premiers jours ont été les pires. Je tournais en rond dans l’appartement, je faisais du café que je ne buvais pas. Je regardais par la fenêtre les enfants qui allaient à l’école en riant. J’avais envie de sortir, de parler à quelqu’un, mais je n’osais pas. J’avais peur qu’on me regarde comme une vieille femme inutile.
Un matin, j’ai croisé Madame Lefèvre sur le palier. Elle m’a souri tristement :
— Alors Madeleine, ça y est ? La retraite ?
— Oui…
— On s’y fait, tu verras. Ou pas.
Elle a haussé les épaules et a disparu dans son appartement sombre. J’ai senti une boule se former dans ma gorge.
Les semaines ont passé. Claire m’appelait tous les deux jours :
— Tu veux venir garder les enfants samedi ?
J’acceptais toujours, même si je sentais bien que ce n’était pas vraiment pour me faire plaisir mais pour la dépanner. Les enfants étaient gentils mais vite absorbés par leurs écrans. Je me suis surprise à leur raconter des histoires, comme autrefois à la bibliothèque. Ils m’écoutaient à peine.
Un soir, j’ai tenté d’en parler à Claire :
— Tu sais, parfois j’ai l’impression de ne plus servir à rien…
— Mais enfin Maman ! Tu exagères ! Profite un peu ! Fais-toi plaisir !
Elle ne comprenait pas. Comment lui expliquer ce vide ? Ce sentiment d’être transparente ?
J’ai essayé de m’inscrire à des activités pour retraités : atelier poterie, club de lecture… Mais tout le monde semblait déjà avoir ses habitudes, ses groupes d’amis. Je me sentais étrangère partout où j’allais.
Un jour, alors que je rangeais des vieux cartons dans la cave, je suis tombée sur une lettre jaunie : une ancienne élève m’y remerciait pour lui avoir donné le goût de la lecture. Les mots m’ont bouleversée : « Grâce à vous, j’ai trouvé ma voie. »
J’ai pleuré longtemps ce soir-là. Pas seulement de tristesse, mais aussi parce que je réalisais que j’avais compté pour quelqu’un.
C’est alors que j’ai eu une idée folle : et si je proposais des lectures à voix haute à la médiathèque du quartier ? J’ai pris mon courage à deux mains et j’ai appelé la directrice.
— Bonjour, c’est Madeleine Dupuis… Je suis retraitée de la bibliothèque centrale… Je me demandais si…
— Oh Madeleine ! On se souvient très bien de vous ! Mais vous savez, on manque de bénévoles pour les animations jeunesse… Vous seriez d’accord pour venir lire des histoires ?
Mon cœur s’est emballé. J’ai accepté tout de suite.
Le premier mercredi après-midi, j’étais morte de trac. Les enfants sont arrivés en courant, bruyants et indisciplinés. Mais dès que j’ai commencé à lire « Le Petit Prince », le silence s’est fait. Leurs yeux brillaient. J’ai retrouvé cette sensation unique : être utile.
Peu à peu, d’autres retraités sont venus me rejoindre. Nous avons monté un petit groupe d’animation. Les parents nous remerciaient, certains enfants revenaient chaque semaine exprès pour écouter mes histoires.
Un samedi matin, alors que je rangeais les livres après une séance, Claire est venue me voir :
— Maman… Je ne t’ai jamais vue aussi vivante depuis longtemps.
Elle avait les larmes aux yeux. Moi aussi.
Aujourd’hui encore, il y a des jours où la solitude me pèse. Mais je sais maintenant que l’âge n’efface pas ce que nous sommes ni ce que nous pouvons apporter aux autres.
Est-ce vraiment l’âge qui décide de notre place dans la société ? Ou bien est-ce notre capacité à croire encore en notre utilité ? Qu’en pensez-vous ?