Prisonnière de la jeunesse : Mon visage, ma malédiction

« Tu as encore oublié ta carte d’identité, Camille ? » La voix de ma mère résonne dans le hall de la mairie, tranchante comme une lame. Je baisse les yeux, honteuse. À trente-trois ans, on me demande encore si j’ai l’âge légal pour signer des papiers. La secrétaire me dévisage, un sourire gêné aux lèvres : « Vous savez, mademoiselle, il faut toujours avoir ses papiers… On ne dirait pas que vous êtes majeure ! »

Je serre les poings. Depuis l’enfance, mon visage lisse et mes joues rondes sont la source de toutes les remarques. Au lycée à Nantes, on me surnommait « la petite sœur ». À la fac, les professeurs me demandaient si j’étais perdue. Même à mon premier entretien d’embauche, le DRH, Monsieur Lefèvre, m’a lancé : « On dirait que vous sortez du collège ! »

Au début, je riais. Ma grand-mère, Odette, répétait : « Tu verras, ma chérie, tu seras contente plus tard ! » Mais plus tard n’est jamais venu. À chaque anniversaire, mes proches me taquinaient : « Toujours pas une ride ! Tu as fait un pacte avec le diable ? »

Ce qui aurait pu être un atout est devenu un poison. Mon frère aîné, Julien, ne supportait plus qu’on me compare à lui : « C’est pas normal, Camille ! T’as trente balais et t’as l’air d’en avoir seize ! » Il disait ça en riant, mais je sentais la jalousie et l’agacement dans sa voix. Ma mère, elle, s’en servait comme d’un argument pour me rabaisser : « Si tu faisais plus adulte, tu aurais peut-être un vrai poste. »

J’ai tenté de changer. J’ai coupé mes cheveux longs pour un carré strict. J’ai acheté des tailleurs gris chez Monoprix. J’ai même essayé le maquillage épais, mais rien n’y faisait. Les regards persistaient. Les inconnus me tutoyaient dans les magasins. Les serveurs me demandaient ma carte d’identité pour un verre de vin. Un soir, au restaurant avec mon compagnon, François, le serveur a posé la carte des enfants devant moi. François a éclaté de rire. Moi, j’ai eu envie de pleurer.

À la maison, les tensions s’accumulaient. Ma mère ne comprenait pas ma souffrance : « Tu exagères, Camille ! Il y a pire dans la vie que d’être jolie et jeune ! » Mais ce n’était pas de la coquetterie. C’était une question d’identité. J’avais l’impression d’être invisible, de ne jamais être prise au sérieux. Au travail, mes collègues me confiaient les tâches ingrates, pensant que je manquais d’expérience. Lors des réunions, on m’interrompait sans cesse. J’ai fini par m’effacer, par peur de déranger.

Un jour, tout a explosé lors d’un déjeuner familial. Mon père, Paul, a lancé : « Camille, tu devrais être mannequin pour crème anti-âge ! » Toute la table a ri. Sauf moi. J’ai claqué ma serviette et je suis partie en larmes. Dans la rue, j’ai croisé mon reflet dans une vitrine. J’ai eu envie de le briser.

Les semaines suivantes ont été un calvaire. Je me suis isolée. François ne comprenait pas : « Tu dramatises, Camille… Beaucoup rêveraient d’être à ta place ! » Mais il n’a jamais su ce que c’était de se sentir étrangère à son propre visage.

Un soir d’hiver, j’ai décidé de consulter une psychologue, Madame Morel. Dans son cabinet aux murs couverts de livres, je me suis effondrée :
— Je ne me reconnais pas… J’ai l’impression d’être figée dans le temps alors que tout le monde avance.
Elle m’a regardée longuement :
— Et si vous appreniez à aimer ce que vous voyez ?

Ce n’était pas si simple. J’ai dû affronter mes peurs, mes colères, mes blessures d’enfant jamais cicatrisées. J’ai compris que mon apparence n’était qu’un masque derrière lequel je me cachais pour éviter d’affronter mes vrais désirs : changer de métier, quitter François, oser dire non à ma famille.

Petit à petit, j’ai repris confiance. J’ai quitté mon poste de secrétaire pour reprendre des études d’art-thérapie à Rennes. J’ai rompu avec François, qui ne voyait en moi qu’une poupée fragile. J’ai confronté ma mère :
— Arrête de me définir par mon apparence ! Je suis plus que ça.
Elle a pleuré. Pour la première fois, elle m’a vue vraiment.

Aujourd’hui, je ne dis pas que tout est réglé. Les remarques continuent. Mais j’apprends à m’en détacher. À aimer mes traits d’enfant et mes rêves d’adulte. À exister pour moi-même.

Est-ce que vous aussi, vous avez déjà eu l’impression d’être prisonnier d’une image ? Comment avez-vous réussi à vous en libérer ?