Pourquoi ne suis-je jamais assez ? – Dans l’ombre d’un mariage brisé
— Tu peux m’expliquer ce que c’est, ça ?
Ma voix tremblait, mais je la voulais tranchante. Je brandissais le téléphone de Bernard devant lui, l’écran encore illuminé par la dernière notification. Il a pâli, son regard fuyant, cherchant un refuge sur la table de la cuisine, là où le soleil du matin n’osait plus entrer depuis longtemps.
— Françoise… ce n’est pas ce que tu crois…
Je l’ai interrompu d’un geste sec. « Pas ce que je crois ? » J’ai relu à voix haute le message : « J’ai hâte de te revoir, mon cœur. » Mon cœur, à moi, s’est serré si fort que j’ai cru qu’il allait s’arrêter. Trente-huit ans de mariage. Trois enfants adultes, partis vivre leur vie à Lyon, Bordeaux et Lille. Et moi, à soixante-trois ans, je me retrouvais là, dans notre maison de Tours, à trembler comme une gamine prise en faute.
J’ai claqué la porte de la cuisine et suis montée dans notre chambre. Je me suis assise sur le lit, les mains crispées sur mes genoux. Les souvenirs défilaient : nos vacances à Arcachon, les Noëls en famille, les disputes pour des broutilles… Tout semblait si loin. Comment avais-je pu ne rien voir venir ? Était-ce moi qui avais changé ? Ou lui ?
Le soir même, Bernard est venu s’asseoir à côté de moi. Il a posé sa main sur la mienne. J’ai eu un mouvement de recul.
— Françoise, je t’en supplie… Ce n’est rien. Juste des messages. Je me sentais seul…
J’ai éclaté :
— Seul ?! Et moi alors ? Tu crois que je ne me sens pas seule depuis des années ? Tu crois que c’est facile de vieillir à côté d’un homme qui ne me regarde plus ?
Il a baissé les yeux. J’ai vu ses épaules s’affaisser. Pour la première fois depuis longtemps, il avait l’air vulnérable. Mais je n’arrivais pas à avoir pitié. J’étais en colère. Contre lui, contre moi-même, contre cette femme dont je ne savais rien.
Les jours suivants ont été un supplice. Je faisais semblant devant nos amis lors du dîner mensuel chez Martine et Gérard. Je souriais, je riais même parfois, mais à l’intérieur tout était brisé. Le soir, je fouillais dans les tiroirs de Bernard, je relisais ses mails, je cherchais des indices. Je voulais savoir : qui était-elle ? Depuis quand ? Pourquoi elle et pas moi ?
Un matin, alors que je préparais le café, notre fille aînée, Camille, m’a appelée.
— Maman, tu vas bien ? Tu as une drôle de voix ces derniers temps…
J’ai failli tout lui dire. Mais j’ai ravivé mon masque :
— Tout va bien ma chérie. Juste un peu fatiguée.
Mais Camille n’a pas été dupe.
— Tu sais que tu peux tout me dire…
J’ai raccroché en pleurant. J’avais honte. Honte d’être trahie à mon âge. Honte de ne pas avoir vu venir la tempête.
Un soir, j’ai confronté Bernard une dernière fois.
— Dis-moi la vérité. Est-ce que tu l’aimes ?
Il a hésité longtemps avant de répondre :
— Non… Je crois que non… C’était juste… une échappatoire.
J’ai senti une rage froide monter en moi.
— Et moi alors ? Je suis quoi pour toi ? Un meuble ? Une habitude ?
Il n’a pas su répondre.
Les semaines ont passé. J’ai consulté une psychologue, Madame Lefèvre. Elle m’a dit :
— Vous avez le droit d’être en colère. Mais vous avez aussi le droit de penser à vous.
Penser à moi… Cela faisait si longtemps que je ne l’avais pas fait. J’ai commencé à sortir seule : cinéma d’art et d’essai au Studio République, balades sur les bords de Loire avec mon amie Hélène. Petit à petit, j’ai repris goût à la vie sans Bernard.
Mais chaque soir, en rentrant dans cette maison trop grande, je sentais le vide me ronger.
Un dimanche matin, Bernard m’a proposé d’aller marcher ensemble.
— On pourrait essayer… recommencer…
J’ai regardé ses mains abîmées par le temps, son visage fatigué. J’ai pensé à tout ce qu’on avait construit ensemble — et à tout ce qu’il avait détruit en un seul message.
— Je ne sais pas si j’en ai encore la force…
Il a pleuré. Moi aussi.
Aujourd’hui, nous vivons toujours sous le même toit. Par habitude ? Par lâcheté ? Par amour déçu ? Je ne sais pas vraiment. La confiance est une porcelaine fêlée : même recollée, elle garde la trace de la cassure.
Parfois je me demande : pourquoi n’étais-je pas assez pour lui ? Est-ce qu’on peut vraiment pardonner l’impardonnable ? Et vous… qu’auriez-vous fait à ma place ?