Pourquoi devrais-je m’occuper d’elle maintenant ? Rencontre avec Julien, l’enfant doré : Le combat d’une fille face à la préférence familiale
« Pourquoi ce serait à moi de m’occuper d’elle maintenant ? » Ma voix tremble, résonne dans la cuisine silencieuse où l’odeur du café froid flotte encore. Mon père me regarde, les yeux fatigués, mais il ne répond pas. Il baisse la tête, comme s’il savait que j’avais raison, mais qu’il n’avait pas le courage de l’admettre.
Depuis toujours, Julien a été le soleil autour duquel gravitait notre famille. Julien, le fils prodige, le garçon qui ramenait des coupes de football et des bulletins sans faute. Moi, Claire, j’étais l’ombre. Celle qui faisait tout pour être vue, mais qui n’était jamais regardée. Même petite, je me souviens de cette phrase que maman répétait : « Julien, c’est notre chance. Toi, tu es forte, tu n’as pas besoin qu’on t’aide. » Forte ? J’aurais préféré être fragile si cela signifiait recevoir un peu plus d’attention.
Les années ont passé, et rien n’a changé. Julien a quitté la maison pour faire ses études à Paris, il revient rarement. Mais quand il est là, tout s’arrête : maman prépare son plat préféré, papa sort la bonne bouteille de vin. Moi ? Je mets la table en silence, j’écoute leurs rires, je me fonds dans le décor.
Aujourd’hui, maman est malade. Un cancer du sein diagnostiqué trop tard. Les médecins sont pessimistes. Julien a appelé hier soir : « Je ne peux pas rentrer tout de suite, Claire. Tu comprends, mon boulot… » Oui, je comprends. C’est toujours moi qui comprends. Papa a pleuré en silence dans le couloir. Et moi, j’ai pris rendez-vous à l’hôpital pour accompagner maman à sa chimio.
Ce matin-là, alors que je l’aide à s’habiller, elle me regarde dans le miroir : « Tu es une bonne fille, Claire. Je sais que je ne te l’ai pas assez dit. » J’ai envie de hurler : « Pourquoi maintenant ? Pourquoi pas avant ? » Mais je me tais. Je serre les dents et je souris faiblement.
À l’hôpital, les autres familles se soutiennent. Les enfants se relaient auprès de leurs parents malades. Chez nous, c’est moi qui fais tout : les courses, les lessives, les rendez-vous médicaux. Julien envoie des messages : « Courage ! » ou « Tiens-moi au courant ». Parfois il appelle maman et elle rayonne comme une adolescente amoureuse.
Un soir, alors que je range la cuisine, papa s’approche :
— Tu sais, ta mère t’aime beaucoup.
Je ris jaune :
— Elle aime surtout Julien.
Il soupire :
— Ce n’est pas vrai… C’est juste qu’elle a toujours eu peur pour lui. Toi, tu étais forte.
Je sens la colère monter :
— Mais qui s’est occupé d’elle quand elle pleurait la nuit ? Qui a fait semblant d’aller bien pour ne pas ajouter à ses soucis ?
Il détourne les yeux.
Les semaines passent et la maladie gagne du terrain. Maman maigrit, ses cheveux tombent. Je dors peu. Un matin, alors que je prépare son petit-déjeuner, elle me prend la main :
— Je suis désolée pour tout ce que je n’ai pas su te donner.
Je sens mes yeux se remplir de larmes :
— J’aurais juste voulu que tu me voies.
Elle pleure aussi. Pour la première fois depuis longtemps, je sens qu’elle m’écoute vraiment.
Julien finit par revenir un week-end. Il arrive avec un bouquet de fleurs et un sourire éclatant. Maman retrouve des couleurs rien qu’en le voyant. Il s’assied près d’elle et lui raconte ses succès professionnels. Je prépare le dîner pendant qu’ils rient ensemble dans le salon.
Après le repas, Julien me rejoint sur le balcon :
— Merci pour tout ce que tu fais pour maman.
Je hausse les épaules :
— Tu pourrais venir plus souvent.
Il se gratte la tête :
— Je sais… Mais tu sais comment elle est avec moi… J’ai toujours eu l’impression de devoir être parfait pour elle.
Je le regarde, surprise par sa sincérité.
— Et moi alors ? J’ai dû être invisible pour ne pas déranger.
Il baisse les yeux :
— Je suis désolé.
La nuit tombe sur la ville silencieuse. Dans la chambre de maman, j’entends sa respiration difficile. Je m’assieds à côté d’elle et je lui caresse la main.
Aujourd’hui encore, je me demande : pourquoi est-ce toujours à ceux qu’on voit le moins de porter les plus lourds fardeaux ? Est-ce que l’amour parental doit vraiment être une compétition ?