« On ne viendra pas pour lui » – Vivre dans l’ombre d’un frère
« Non, madame, personne ne viendra pour lui. » La voix de la femme au téléphone était sèche, presque soulagée. Je suis restée un instant figée, le combiné serré dans ma main moite, au milieu du couloir blafard de l’hôpital Édouard-Herriot. Derrière la porte 312, Monsieur Laurent attendait, les yeux perdus dans le vide, le visage marqué par l’accident qui avait bouleversé sa vie. Je savais déjà ce que j’allais devoir lui dire, et pourtant, chaque pas vers sa chambre me semblait peser une tonne.
« Claire, tu viens ? » La voix de mon collègue Paul me ramena à la réalité. J’ai hoché la tête, ravalant mes larmes. Je suis entrée dans la chambre, le cœur battant.
— Monsieur Laurent… J’ai eu votre sœur au téléphone…
Il a tourné vers moi un regard plein d’espoir, puis il a compris. Je n’ai pas eu besoin de finir ma phrase. Il s’est effondré en silence, les épaules secouées par des sanglots muets. Je suis restée là, impuissante, à lui tenir la main.
Ce soir-là, en rentrant chez moi, j’ai retrouvé le silence oppressant de mon petit appartement du 7e arrondissement. J’ai pensé à Antoine, mon frère aîné. Cela faisait trois ans que je n’avais plus de nouvelles de lui. Trois ans depuis cette nuit où tout avait explosé.
Je me revois encore dans la cuisine familiale à Villeurbanne, maman en larmes, papa qui hurlait. Antoine venait d’avouer qu’il avait volé de l’argent à nos parents pour rembourser ses dettes de jeu. J’avais crié aussi, je crois. J’avais dit des choses terribles. « Tu n’es plus mon frère ! » Il était parti sans se retourner.
Depuis, chaque fête de famille était une mascarade. Maman dressait toujours une assiette de plus « au cas où », mais personne n’osait prononcer son nom. Papa s’était enfermé dans le silence et moi… Moi, je m’étais réfugiée dans mon travail. Prendre soin des autres était devenu ma façon d’oublier que je n’avais pas su prendre soin de lui.
Le lendemain matin, en arrivant à l’hôpital, j’ai trouvé Monsieur Laurent assis près de la fenêtre. Il fixait les arbres du parc avec une intensité étrange.
— Vous savez, Claire… Ma sœur a toujours été la préférée. Moi, j’étais le boulet. Quand j’ai eu mon accident, elle a dû se dire que c’était bien fait pour moi.
J’ai senti une colère sourde monter en moi. Comment pouvait-on abandonner son propre frère ? Mais au fond… N’avais-je pas fait la même chose ?
Plus tard dans la journée, Paul m’a retrouvée dans la salle de repos.
— Tu vas bien ? Tu as l’air ailleurs ces temps-ci.
J’ai haussé les épaules.
— Tu crois qu’on doit tout pardonner à sa famille ?
Il a souri tristement.
— Je crois qu’on fait ce qu’on peut avec ce qu’on a vécu.
Le soir même, j’ai appelé maman.
— Tu as eu des nouvelles d’Antoine ?
Un silence gênant a suivi.
— Non… Mais tu sais, il pourrait appeler aussi.
J’ai raccroché en colère. Pourquoi fallait-il toujours que ce soit moi qui fasse le premier pas ?
Les jours ont passé. Monsieur Laurent s’est renfermé sur lui-même. Il refusait de participer aux séances de rééducation. Un matin, il m’a dit :
— À quoi bon ? Personne ne m’attend dehors.
Je n’ai pas su quoi répondre. Cette phrase me hantait. Et si Antoine pensait la même chose ?
Un dimanche après-midi pluvieux, j’ai pris le tram jusqu’à notre ancien quartier. J’ai marché longtemps sous la pluie avant d’oser sonner chez Antoine. Personne n’a répondu. J’ai laissé une lettre dans la boîte aux lettres :
« Antoine,
Je ne sais pas si tu me lis encore. Je voulais juste te dire que je pense à toi. Peut-être qu’on pourrait se revoir un jour. Claire »
En rentrant chez moi, j’ai pleuré toutes les larmes que j’avais retenues depuis des années.
À l’hôpital, Monsieur Laurent a fini par accepter une visite de sa sœur. Elle est venue un matin sans prévenir. Je les ai observés à travers la vitre : ils se sont regardés longtemps sans parler, puis elle a posé sa main sur la sienne. J’ai senti quelque chose se dénouer en moi.
Quelques semaines plus tard, j’ai reçu une carte postale d’Antoine : « Merci pour ta lettre. On pourrait se voir un jour ? »
Ce soir-là, j’ai compris que le pardon n’était pas un acte héroïque mais un chemin semé d’embûches et d’hésitations. Que notre responsabilité envers nos proches ne s’arrêtait pas aux blessures du passé.
Parfois je me demande : jusqu’où va notre devoir envers ceux qui partagent notre sang ? Peut-on vraiment tourner la page sans se retourner ?