Nathan, tu auras un foyer. Mais prends soin de ta sœur malade.

« Écoute-moi, Nathan… » Sa voix n’était plus qu’un souffle, presque avalé par le silence de la chambre. Je serrais sa main, glacée et maigre, comme si je pouvais retenir la vie qui s’échappait d’elle. Ma mère, autrefois si forte, si pleine de vie, n’était plus qu’une ombre sur ces draps blancs. « Nathan, tu auras un foyer… Mais s’il te plaît, prends soin d’Aria. Elle a besoin de toi. Elle n’est pas comme les autres… »

Je n’ai pas répondu. J’avais seize ans et le cœur en miettes. Aria, ma petite sœur de douze ans, était assise dans le couloir, balançant doucement la tête contre le mur, murmurant des mots que personne ne comprenait. Depuis sa naissance, elle vivait dans un monde à part, un univers où les bruits étaient trop forts, les lumières trop vives, et où les gestes simples devenaient des montagnes à gravir.

Après l’enterrement, tout s’est effondré. Mon père était parti depuis longtemps – une fuite discrète, un matin d’hiver où il avait laissé une lettre sur la table : « Je n’y arrive plus. » Nous étions seuls. Les assistantes sociales sont venues, ont parlé de foyer d’accueil pour Aria, de familles d’accueil pour moi. Mais je me suis accroché à la promesse faite à maman. J’ai refusé qu’on nous sépare.

« Nathan, tu es trop jeune… » disait tante Sylvie en soupirant. « Tu ne peux pas t’occuper d’Aria tout seul… »

Mais qui le ferait sinon moi ? Qui comprendrait qu’Aria ne supporte pas qu’on la touche brusquement ? Qu’elle a besoin de ses rituels du soir – la même chanson, la même peluche contre elle ?

Les premiers mois ont été un enfer. Je me suis retrouvé à jongler entre le lycée et les rendez-vous médicaux, les crises d’angoisse d’Aria et les courses au supermarché. Je dormais peu. Parfois je m’asseyais dans la salle de bains, la tête entre les mains, étouffé par la fatigue et la peur de mal faire.

Un soir d’hiver, alors que je tentais de réviser pour le bac blanc, Aria a hurlé. Un cri venu du fond des entrailles. Je l’ai trouvée recroquevillée sous son lit, tremblante. Elle avait renversé son verre d’eau sur son cahier préféré. J’ai voulu la prendre dans mes bras mais elle m’a griffé le visage en hurlant : « Non ! Non ! »

Je me suis effondré sur le sol à côté d’elle. J’ai pleuré pour la première fois depuis la mort de maman. « Je ne vais pas y arriver… » ai-je murmuré dans le noir.

Le lendemain matin, j’ai croisé le regard de madame Lefèvre, notre voisine du dessus. Elle m’a vu avec mes cernes et mes joues creusées. Elle n’a rien dit mais elle est revenue plus tard avec un plat chaud et un mot : « Si tu as besoin… »

Petit à petit, j’ai appris à demander de l’aide. À l’école, j’ai expliqué ma situation à monsieur Bernard, le prof de maths. Il m’a proposé des horaires aménagés. Les éducateurs spécialisés sont venus à la maison pour Aria. Mais chaque démarche était une bataille : formulaires interminables, regards suspicieux des administrations, jugements silencieux des autres parents à la sortie de l’école spécialisée.

Un jour, au supermarché, Aria a fait une crise au rayon yaourts – trop de choix, trop de bruit. Une femme m’a lancé : « Il faudrait mieux l’éduquer ! » J’ai serré les dents pour ne pas exploser.

Le soir même, j’ai écrit une lettre à maman :

« Maman,
Je fais ce que je peux. Parfois j’ai l’impression de couler. Mais je tiens bon pour Aria. Elle a ri aujourd’hui en voyant les pigeons sur le balcon. J’espère que tu es fière de nous… »

Les années ont passé ainsi – entre sacrifices et petits bonheurs volés. J’ai raté des soirées entre amis, des vacances scolaires. Mais j’ai vu Aria progresser : elle a appris à écrire son prénom, à dire “merci” quand elle reçoit son chocolat chaud.

À mes vingt ans, j’ai dû choisir : continuer mes études ou travailler pour subvenir à nos besoins. J’ai choisi un BTS en alternance – pas le rêve dont maman parlait mais au moins je pouvais rester près d’Aria.

Un soir d’été, alors qu’on regardait ensemble les feux d’artifice du 14 juillet depuis notre fenêtre du sixième étage à Lyon, Aria a posé sa tête sur mon épaule et murmuré : « Merci Nathan… »

J’ai senti les larmes monter – cette fois des larmes de fierté et d’amour.

Mais parfois je doute encore : ai-je eu raison de sacrifier ma jeunesse ? Est-ce que j’aurais pu faire mieux ? Est-ce que maman aurait été fière de moi ?

Et vous… Qu’auriez-vous fait à ma place ? Peut-on vraiment tout donner par amour sans se perdre soi-même ?